2009

L'associationnisme civique dans les pays arabo-musulmans de la Méditerranée

Orsetta Giolo

Abstract

Les sociétés civiles du Sud de la Méditerranée vivent depuis une décennie une période de dynamisme remarquable: la multiplication du nombre des associations, de membres et d'activistes en témoignent. La perspective d'analyse que je suggère vise à mettre en lumière la complexité de l'expérience associative, en essayant d'identifier les différentes affaires intérieures, en fonction des inspirations idéologiques ou religieuses, des domaines d'action, des buts et des relations avec l'appareil étatique. Les débats animés qui touchent actuellement les sociétés arabo-musulmanes tournent autour de grands sujets de politique intérieure et internationale, et la diversité des solutions qui sont progressivement théorisées et proposées (de la «théologie islamique de la libération» au féminisme islamique, aux réflexions sur les droits fondamentaux et sur la participation à la vie politique, pour n'en citer que quelques unes) représentent l'arrière plan dans lequel se développe l'expérience de l'associationnisme arabo-musulman. A l'intérieur du monde associatif on élabore et on expérimente de nouveaux chemins et de nouveaux équilibres dans les relations entre hommes et femmes, dans les rapports entre les différentes communautés (religieuses et familiales) et dans la gestion des affaires publiques.

Les sociétés civiles du sud de la Méditerranée vivent depuis une décennie une période de dynamisme remarquable: la multiplication du nombre d'associations, des membres et des activistes en témoignent. Face à la croissance exponentielle du phénomène, les gouvernements du Moyen-Orient et des pays du Maghreb ont adopté des stratégies différentes, tantôt en s'opposant à l'activisme des citoyens, tantôt en l'encourageant, en obéissant aux différentes «raisons d'Etat». Mais, indépendamment des choix gouvernementaux, l'importance du travail des associations est telle qu'il n'est plus possible d'aborder sérieusement un sujet à caractère politique, économique ou social, en relation avec les pays arabes de la Méditerranée, sans prendre en compte les documents et les initiatives des sociétés civiles.

L'analyse que je propose ci-dessous vise à mettre en évidence la complexité de l'expérience associative dans ces pays, en essayant d'identifier les différents événements inhérents à cette expérience, selon les inspirations idéologiques ou religieuses, les champs d'action, les objectifs et les relations avec l'État (pag 2).

Dans la tradition arabo-musulmane les thèmes de la justice (sociale, politique, internationale, du genre) ont toujours été d'une importance fondamentale. Al-'Adl (le Juste) est l'un des quatre vingt dix-neuf noms d'Allah : "juste" est la cité régie selon les principes d'égalité de tous les êtres humains devant Dieu, de la solidarité entre les fidèles, de la tolérance envers Les Gens du Livre, de l'assistance à l'égard de ceux qui sont dans des conditions difficiles et de besoin. (1) Souvent on cite, en témoignage de l'attention de la religion islamique à l'égard des pauvres et des marginaux, la pratique de la zakat (l'offrande obligatoire) et de la sadaqa (l'offrande volontaire), mais l'ampleur et l'importance de la notion de justice dans la tradition musulmane ne se limite pas à ces deux pratiques: la justice est une valeur fondamentale et la solidarité, le respect et la tolérance sont des déclinaisons qui commandent la vie des individus et des communautés. Agir avec justice pour le croyant est une obligation, tandis que commettre une injustice est haram, interdit. L'Islam est, dans cette perspective, une religion «révolutionnaire et de justice, qui incite les hommes à rejeter tout pouvoir d'oppression», qui choisit de se ranger à côte des opprimés, contre ceux qui oppriment. (2)

La réflexion sur les thèmes de la justice sociale, de la justice dans les relations internationales, entre les genres, dans l'administration du pouvoir politique, s'est développée au cours des siècles, en s'enrichissant de nouveaux contenus et de nouvelles inspirations. À côté de la conception coranique de la justice on trouve, à l'époque contemporaine, des conceptions politiques et idéologiques qui visent à appliquer ces principes, si chers à la tradition, en répondant aux besoins et aux attentes de la société moderne arabo-musulmane. (3)

La richesse du débat qui a lieu actuellement au sein de la société arabo-musulmane sur les grandes questions de politique intérieure et internationale (la poussée des intégristes, les guerres, la question palestinienne, l'ingérence internationale, la condition des femmes) et la variété de solutions qui sont progressivement théorisées et proposées (de la «théologie islamique de libération" au féminisme islamique, aux réflexions sur les droits fondamentaux et sur la participation à la vie politique, pour n'en citer que quelques-unes) représentent l'arrière-plan dans lequel se développe l'expérience de l'associationnisme arabo-musulman. Le débat sur ces idées s'imbrique avec l'action des mouvements et des associations, qui participent à la réflexion et qui orientent leurs actions en fonction des différentes inspirations et des choix de nature idéologique.

A l'intérieur du monde associatif on développe et on expérimente ainsi les nouvelles voies et les nouveaux équilibres dans les relations entre les hommes et les femmes, dans les rapports internes aux différentes communautés (religieuses et familiales) et dans la gestion des affaires publiques.

Les associations modernes

Les modèles traditionnels - waqf et confréries en premier lieu -, qui survivent encore aujourd'hui, ont subi plusieurs transformations au fil du temps donnant vie à de nouvelles formes d'associationnisme.

Les premières associations "modernes" sont nées vers la fin du XIXe siècle, quand a commencé la floraison d'une multitude de sociétés savantes et intellectuelles, et de sociétés de bienfaisance axées principalement sur l'éducation et la fondation d'écoles et d'hôpitaux. (4) Beaucoup de nouvelles organisations ont été créées par les élites arabo-musulmanes préoccupées par l'état de déclin dans lequel se trouvaient les sociétés à cette époque: en particulier, l'action de protestation était dirigée non pas contre les autorités politiques locales, mais plutôt contre les puissances coloniales, qui forçaient l'assujettissement et l'exploitation des populations entières. Les mouvements qui ont donné naissance aux associations modernes avaient donc des fins politiques, outre que humanitaires, et avaient pour objectif la réforme de l'État et de la société, lié au thème de la "réforme religieuse." Le XIXème siècle a été, en effet, le siècle durant lequel s'est développé le mouvement réformiste arabo-musulman, qui réunissait différentes inspirations, liées par la volonté de redécouvrir et de revaloriser d'une part, et de renouveler d'autre part, le patrimoine culturel.

Comme le Waqf et les confréries, les associations modernes ont des rôles socialement et politiquement considérables, qu'il s'agisse de l'assistance sanitaire et de l'éducation religieuse, ou de leur engagement dans la défense des droits fondamentaux. Comme dans la tradition, les associations naissent à l'initiative des membres des élites culturelles, politiques et économiques, qui ont les moyens nécessaires: cela ne signifie pas que la participation de la population est restreinte, au contraire les élites sont nombreuses, expriment des positions très différentes entre elles et sont donc en mesure de rassembler autour d'elles des quantités considérables de participants et de militants. Par rapport au passé, la dimension «urbaine» de l'expérience associative s'est accentuée: actuellement la plus grande concentration d'associations se trouve dans les villes. Il y a certainement des exceptions: certaines associations agissent dans des contextes ruraux afin d'améliorer les conditions de vie des habitants par le biais de programmes d'alphabétisation, de l'installation de l' électricité, de l'amélioration de l'irrigation, de la valorisation du patrimoine culturel local. Toutefois, ces associations non urbaines naissent souvent de l'initiative de sujets "citoyens". (5)

Un nouvel élément très important concerne l'actuel contexte juridique, administratif, politique et social dans lequel s'insère l' associationnisme moderne: le contexte de l'État. De nouveaux systèmes de normes, qui varient d'un pays à l'autre, régissent la liberté des individus de s'associer, en établissant les conditions nécessaires à son fonctionnement. L'Etat lui-même, et les défaillances de son administration, sont en grande partie à l'origine de la naissance de nouvelles associations: celles-ci répondent aux besoins des sociétés civiles lorsque les institutions de l'Etat ne fonctionnent pas correctement et efficacement ou lorsque les services sociaux sont insuffisants.

Quelques différenciations

Concernant l'expérience associative moderne, on peut faire quelques distinctions en identifiant les différentes formes d'associationnisme existantes, conformément aux principes et objectifs des associations, à leur degré d'autonomie par rapport au pouvoir politique et aux sujets internationaux, au financement de leurs activités.

En général, il est possible de distinguer deux objectifs principaux dans la manière d'agir des associations: la première concerne l'assistance (économiques, sanitaire, culturelle, religieuse, etc.) des classes de la population les plus défavorisées et marginalisées; la deuxième concerne la participation politique et en particulier la défense des libertés et des droits fondamentaux qui y sont liées. En ce qui concerne les associations «humanitaires», les inspirations peuvent être à la fois laïques et religieuses: si les associations sont liées étroitement aux gouvernements, la motivation «laïque» ou «religieuse» prédomine selon l'inspiration des regimes politiques. En outre, s'il s'agit d'une inspiration religieuse, elle sera souvent différente de celle "officielle" de l'État, voire en opposition: c'est à dire que les associations encouragent des formes de religiosité en général plus conservatrices ou plus progressistes par rapport à celles officielles. En règle générale, les associations d'inspiration religieuse essayent de soutenir la communauté des fidèles (la Umma) en défendant en particulier ceux qui sont en état d'oppression, d'ordre politique, militaire ou économique, à l'échelle nationale ou internationale. De telles associations fondent leur travail sur la valeur de la justice sociale, comme dans la théorie de l'éthique religieuse islamique. Dans leurs documents et dans les déclarations publiques, elles rappellent précisément certains versets du Coran où l'on recommande la distribution des ressources et on affirme que tous les êtres humains sont égaux devant Dieu; elles soutiennent aussi les théories développées au fil des siècles concernant l'organisation sociale et économique en conformité avec la conception islamique de la justice sociale. Ce n'est pas un hasard si ces associations reprochent très souvent à l'autorité politique son incapacité à appliquer les principes de justice religieuse. A côté de l'éthique d'origine religieuse on trouve une nouvelle éthique «séculaire», parfois en opposition, qui anime l'activisme des associations. Elle s'inspire de la tradition mais aussi des documents produits à un niveau international pour la tutelle des droits fondamentaux.

Ces associations sont liées aux théories les plus récentes élaborées au sein de la culture arabo-musulmane en terme de légitimité du pouvoir, de fondation du droit, de politiques du genre, de la justice sociale.

Parmi les associations on peut reconnaître celles qui sont fondées ou soutenues par le pouvoir politique, en les distinguant des associations indépendantes. Les premières peuvent, à leur tour, être divisée en associations fondées directement par les institutions de l'Etat (ministères, administrations et ainsi de suite) et en associations pro-gouvernementales (financées par des organismes publics). Par contre, les deuxièmes naissent de l'initiative de citoyens et de citoyennes qui s'unissent indépendamment, qui s'autofinancent et qui ne demandent aucune aide à l'État.

Les associations se distinguent également par leur dépendance à l'égard d'autres associations connues à l'échelle internationale, qu'il s'agisse des Organisations non gouvernementales (ONG) originaires de l'occident ou d'associations d'origine arabe ou islamique. D'une part, il y a en effet des associations qui naissent de la nécessité de répondre à des exigences nationales ou locales déterminées (régionales, urbains, rurales), d'autre part, il y a des associations qui voient le jour comme sièges locaux d'ONG internationales.

Reste encore la question du financement de leurs activités: elle est liée au thème des relations internationales des associations arabo-musulmanes. Il est nécessaire de distinguer les associations qui s'autofinancent, par l'intérêt et la générosité de ses membres, de celles qui sont financées à un niveau national ou international par des confréries et des organisations inter-gouvernementales islamiques ou arabes.

Les sociétés civiles méditerranéennes

Je voudrais citer au moins deux expériences associatives impliquant directement la Méditerranée: il s'agit de la participation des sociétés civiles de la rive Sud, à l'élaboration d'un projet alternatif ou correctif par rapport au Partenariat euro-méditerranéen, et de la "Caravane civique" lancée au Maroc en 1997 et dont Fatema Mernissi en est un membre très actif.

Les association indépendantes arabo-musulmanes ont participé à la réflexion critique vis-vis du partenariat euro-méditerranéen dès le début du projet, dans la tentative de résister et aussi de proposer une alternative au projet d'expansion du marché de l'UE. Avec une force particulière, elles ont dénoncé l'état d'assujettissement des Etats situés au sud de la Méditerranée, le prétexte de la clause de conditionnalité sur le respect des droits de l'homme et la moindre importance accordée à la participation au projet des sociétés civiles.

L'aspect intéressant de cette protestation est l'action «concertée» par les sociétés civiles méditerranéennes, qui ont su, contrairement à leurs gouvernements respectifs, s'asseoir à la même table pour élaborer des projets qui tiennent compte des différentes identités culturelles, des souverainetés nationales et qui visent à résoudre les vrais problèmes de la zone méditerranéenne. Des exemples de ces initiatives sont le Reseau euro-méditerranéen des droits de l'homme et l'EuroMed Non -Governamental Platform: toutes les deux recueillent l'adhésion de nombreuses associations européennes, maghrébines et du Moyen-Orient.

La "Caravane civique" est née de la volonté de quelques dirigeants des villes marocaines (leaders "civiques") de répondre aux besoins des populations vivant dans les zones rurales du Maroc: il s'agit tout simplement d'offrir gratuitement (par des médecins, des journalistes, des universitaires, des ingénieurs) des consultations et de l'assistance aux jeunes et en particulier aux habitants des zones désertiques et des petits villages. L'objectif est la "mise en circuit" des initiatives déjà existantes dans ces zones. En outre, l'aspiration des leaders «civiques» est d'agir en respectant et en valorisant le patrimoine culturel local, le travail et les institutions traditionnelles. Par exemple, pour accroître la participation à l'association, les leaders civiques du Sud tentent d'intégrer la jāma'a (les conseils locaux), composée exclusivement d'hommes, en y incluant des femmes. La "Caravane civique" n'est qu'une expérience parmi d'autres qui animent la vie des sociétés arabo-musulmanes modernes, et elle représente pleinement la capacité que les associations indépendantes de la région ont de lutter pour l'affirmation et la réalisation des droits et des libertés fondamentales (le droit à la santé, la liberté d'expression, le droit au travail, le droit à la participation politique et ainsi de suite) sans dénaturer leur propre identité culturelle, sans la décliner selon des règles ou des méthodes occidentales, sans utiliser la même terminologie.

Dans la manière d'agir de toutes les associations indépendantes, sans exception, il existe une forte prise de conscience de la richesse de leur propre patrimoine culturel et des ressources qu'elles peuvent utiliser pour résoudre les graves problèmes qui affligent le monde arabo-musulman et en particulier pour neutraliser la poussée de violence que certains courants (musulman et occidental) proposent comme la seule et unique voie.

La Méditerranée sera une mer de paix et de coopération, et non de conquête et d'oppression, à condition que les occidentaux sachent dialoguer avec les nombreuses «synergies civiques», semblables à l'expérience de la "Caravane civique", qui existent déjà et qui recueillent autour d'elles un consensus beaucoup plus grand que nous, Européens, ne puissions le penser. (6)


Notes

1. A propos de l'importance des principes de justice dans la tradition arabo-musulmane voir: M.H. Kamali, Freedom, Equality and Justice in Islam, Islamic Texts Society, Cambridge, 2002; M. Khadduri, The Islamic Conception of Justice, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1984; L. Rosen, The Anthropology of Justice. Law as culture in Islamic Society, Cambridge University Press, Cambridge, 1989; Id., "Justice", in The Oxford Encyclopedia of the Modern Islamic World, Oxford University Press, New York, 1995, vol. 2, pp. 388-391; Id., Islamic Concepts of Justice, in M. King, God's Law Versus State Law, Grey Seal Books, London, 1995, pp. 62-72; Id., "Justice in Islamic Culture and Law", in R.S. Khare, (a cura di) Perspectives on Islamic Law, Justice, and Society, Rowman & Littlefield Publishers, Boston, 1999, pp. 33-52; Id., The Justice of Islam. Comparative Perspectives on Islamic Law and Society, Oxford University Press, New York, 2000; M. Campanini, Dal quietismo all'attivismo. Due modelli di giustizia nel mondo islamico, in "Daimon. Annuario di diritto comparato delle Religioni", (2004), 4, pp. 139-156.

2. M. Campanini, Il pensiero islamico contemporaneo, il Mulino, Bologna, 2005, pp. 142-143.

3. Voir A. Filali-Ansary, Réformer l'islam? Une introduction aux débat contemporains, La Découverte, Paris, 2003.

4. S. Ben Nefissa (sous la direction de), Pouvoirs et association dans le monde arabe, Paris, CNRS Editions, 2002, p. 14.

5. Voir S. Ben Nefissa, "ONG et gouvernance dans le monde arabe: l'enjeu démocratique", Working paper, (2004), 10, Le Caire, CEDEJ.

6. La Caravane civique a déjà suscité l'attention d'institutions, d' associations et d'intellectuels européens, qui ont invité des représentants du réseau marocain pour raconter leur propre expérience en Espagne en 2003 et en Italie en 2004.