2005

Islamisme et droits de la femme

Mohamed-Chérif Ferjani (*)

Il y a moins d'un siècle, la plupart - pour ne pas dire l'ensemble - des sociétés humaines réservaient à la femme un statut discriminatoire justifié, partout, au nom de sa soi-disant infériorité naturelle par rapport à l'homme. Même là où les droits de l'Homme ont été déclarés, depuis le XVIIIème siècle, sur les décombres de l'Ancien Régime, il a fallu entre un et deux siècles pour admettre que les femmes soient concernées par ces droits.

Les préjugés relatifs à la nature essentiellement différente de la femme et de l'homme, au nom desquels on défend les discriminations à l'égard de la moitié de l'espèce humaine, ont partout trouvé dans les différentes religions, sans exception, des arguments de nature à en faire des normes sacrées et intangibles.

Puis, les besoins de l'économie industrielle, l'expansion urbaine et le développement de l'instruction ont été à l'origine d'un processus d'émancipation des femmes qui est venu secouer les ordres traditionnels et les systèmes de valeurs sur lesquels ils reposaient. Depuis, le statut de la femme a connu une évolution inégale: Certaines sociétés ont accompli de grands pas dans le sens de l'extension des droits de l'Homme au monde féminin ; d'autres montrent des résistances plus ou moins grandes à une telle évolution ; dans certains pays, on a même assisté à des régressions qui se sont traduites par l'aggravation de certaines formes d'oppression et de discrimination subies par les femmes.

La plupart des sociétés musulmanes font partie des sociétés qui résistent à la reconnaissance de l'égalité entre les hommes et les femmes. Le développement des mouvements islamistes intégristes, en réaction à des modernisations chaotiques qui n'ont pas tenu leurs promesses, a même généré des involutions qui se sont traduites par une remise en cause, non seulement des droits récemment acquis, mais aussi de certains droits garantis par les systèmes traditionnels.

Ainsi, les lois Sadate en Égypte et la révision du "Marriage Bill" en Indonésie dans les années 1970, ont été suivies par l'adoption du Code de la Famille en Algérie en 1984. Par ailleurs, l'avènement des Républiques Islamiques en Iran et au Soudan ont donné à cette régression un caractère spectaculaire et dramatique. Les Talibans - portés au pouvoir en Afghanistan par la principale puissance du "Monde Libre" - ont pris, dans ce sens, des mesures inédites allant jusqu'à priver les femmes de soins médicaux sous prétexte de respecter "les règles de la Loi islamique" destinées à "préserver la dignité de la femme du péché" que représenterait le fait qu'elles soient examinées et soignées par des médecins hommes !

Partout, c'est le respect de l'islam, et de sa soi-disant sharî'a, qui est invoqué pour justifier les discriminations et les atteintes aux droits des femmes. De là à conclure que c'est là un trait essentiel et distinctif de l'islam, il n'y a qu'un pas que certains ont franchi en décrétant qu'au cœur de l'islam il y a la Loi (sharî'a) et au cœur de la sharî'a, il y a le statut de la femme ! Ces conclusions sont le résultat d'une conception essentialiste qu'on retrouve aussi bien chez des musulmans que chez des spécialistes de l'islam qui alimentent, les uns comme les autres, l'islamophobie dont ils se plaignent par ailleurs: à les croire, l'islam serait, plus que toute autre religion, porteur d'une conception intangible et exclusive de l'humain, de son statut et de ses droits. Une telle prétention est pourtant contredite par la diversité des doctrines, des courants de pensée et des réalités qui se réclament de l'islam de nos jours comme par le passé: entre les rationalistes qui prônent le libre-arbitre humain et les traditionalistes qui croient à la prédestination, entre les musulmans qui se représentent Dieu sous l'angle de la justice et de l'amour et ceux qui le conçoivent sous l'angle de la puissance et du courroux, ceux qui envisagent la justice en termes d'égalité et ceux qui la fondent sur les "inégalités naturelles et voulues par Dieu", etc., il y a des abîmes tels qu'il impossible et absurde de les ranger tous dans la "même conception" attribuée à l'islam. Pour cette religion, comme pour toutes les autres, parler au singulier trahit une volonté de monolithisme et d'anathème qui ne veut pas admettre la diversité, la complexité et la dynamique des réalités qu'on désigne abusivement par le générique "islam".

L'objet de cette réflexion n'est pas de revenir à la discussion de ces thèses (1) ou de présenter une analyse exhaustive de la situation des femmes dans les différents pays musulmans. Outre la difficulté de satisfaire une telle ambition dans un cadre aussi limité, d'autres travaux ont été consacrés à ce sujet (2). C'est pourquoi mon objectif se limite à aborder deux questions à mon avis importantes pour la compréhension de l'évolution du statut de la femme dans le monde musulman:

  • la manière dont les discours islamistes et conservateurs abordent cette question,
  • le rôle de la politisation de la norme religieuse dans la résistance à l'évolution du droit, en général, et du statut de la femme en particulier.

1 - Le statut de la femme dans les conceptions islamo-conservatrices

L'analyse des discours islamistes et conservateurs montre comment la religion continue à être utilisée pour justifier des conceptions et des pratiques qui constituent une atteinte à la dignité de la femme et une négation de ses droits d'être humain.

(1) Préjuges relatifs a l'inégalité des sexes

La première, et la source de toutes les discriminations encore défendues par les islamistes et les conservateurs au nom de l'islam, est le refus de l'égalité entre les hommes et les femmes. Ce refus est justifié par un verset coranique qui stipule: "Les hommes leur (c'est-à-dire aux femmes) sont supérieurs d'un degré" (2/228). Donnant à ce verset la portée d'une loi universelle, Y. Qaradhâwî, dans son ouvrage LE LICITE ET L'ILLICITE EN ISLAM, résume les justifications traditionnelles de ce postulat en précisant: "L'homme est le seigneur de la maison et le maître de la famille d'après sa constitution, ses prédispositions naturelles, sa position dans la vie, la dot qu'il a versée à son épouse et l'entretien de la famille qui est à sa charge." (3) S. Qotb disait à ce propos:"Entre les sexes, l'égalité de la femme avec l'homme est totale du point de vue de (l'appartenance à) l'espèce (humaine) et des droits humains. La distinction n'est instituée qu'au regard des considérations relatives aux possibilités, à l'expérience et à la responsabilité (de l'homme et de la femme); ce qui n'affecte pas le statut humain des deux sexes. Là où il y a égalité de possibilités (naturelles), d'expérience et de responsabilité, ils sont égaux. Là où ils diffèrent en quoi que ce soit, l'inégalité doit être en conséquence". (4)

C'est au nom de cette inégalité que les adversaires de l'égalité des sexes justifient toutes les autres discriminations appuyées sur le même type d'énoncés coraniques.

Ibn Rushd (Averroès) doit se retourner dans sa tombe, lui qui, au XIIème siècle, admettait la possibilité pour la femme d'être Imâm pour diriger non seulement la prière mais aussi les affaires de la société musulmane en rappelant dans son célèbre traité de droit Bidâyatu'l-mujtahid wa nihâyatu'l-muqtaçid (5) que l'exégète Tabarî était parmi ceux qui admettait cela. De même, dans son commentaire de La République de Platon, il déplorait les discriminations à l'égard des femmes, et leurs effets négatifs sur la société et l'économie, en affirmant qu'il n'y avait pas de différence fondamentale entre la nature du sexe féminin et celle du sexe masculin et pensait, en conséquence que les femmes pouvaient occuper toutes les fonctions, y compris celles que certaines législations réservaient aux hommes comme la direction des affaires politiques et religieuses. Il attribuait les inégalités, au nom desquelles ses contemporains justifiaient les différences de statut et de droits entre les hommes et les femmes, à l'éducation et aux traditions qui empêchaient la participation de la moitié de la société à la vie sociale et économique et qui étaient une des causes de la pauvreté des cités concernées. (6).

(2) Tutelle, droits des hommes et obligations des femmes

La tutelle des hommes sur les femmes, encore en vigueur, même en Tunisie où certains droits ont été reconnus aux femmes plus qu'ailleurs, est justifiée au nom de ce verset coranique: "les hommes ont tutelle sur les femmes en raison de la distinction établie entre eux et du fait de ce qu'ils dépensent de leurs biens." (4/34). S. Qotb, que ne contredisent ni Y. Qaradhâwî, ni les théologien ou juristes attachés à la mise sous tutelle perpétuelle des femmes, précise à ce sujet: "la raison (...) en est la capacité (naturelle) et l'expérience en ce qui concerne la charge de tutelle. L'homme, en raison de sa disponibilité du point de vue des responsabilités maternelles, a plus de temps pour affronter les problèmes sociaux auxquels il se prépare avec toutes ses facultés intellectuelles (...) En outre, les charges maternelles développent chez la femme le côté affectif et réactionnel autant que se développent chez l'homme la spéculation et la réflexion. Le droit de tutelle revient (à celui-ci) en raison de ses capacités et de l'expérience qu'il a de cette fonction. Il a en outre la charge d'entretenir (la famille), or l'aspect financier est fortement lié à la question de tutelle. La tutelle est donc un droit d'obligation qui revient, en vérité, à une égalité de droits et d'obligations ..." (7)

Ce droit de tutelle s'accompagne, dans cette conception, de l'obligation d'obéissance pour la femme vis-à-vis de son tuteur, et du droit de correction qui revient à l'homme à l'encontre de la femme jugée rebelle.

Y.Qaradhâwî nous dit à ce propos: "Pour toutes ces raisons la femme ne doit pas désobéir à son mari, ni se rebeller contre son autorité provoquant ainsi la détérioration de leur association, l'agitation dans leur maison ou son naufrage du moment qu'elle n'a plus de capitaine". (8)

"Quand le mari voit chez sa femme des signes de fierté ou d'insubordination, il lui appartient d'essayer d'arranger la situation avec tous les moyens possibles en commençant par la bonne parole, le discours convaincant et les sages conseils. Si cette méthode ne donne aucun résultat, il doit l'aborder au lit dans le but de réveiller en elle l'instinct féminin et l'amener ainsi à lui obéir pour que les relations deviennent sereines.

Si cela s'avère inutile, il essaie de la corriger avec la main tout en évitant de la frapper durement et en épargnant son visage. Ce remède est efficace avec certaines femmes, dans des circonstances particulières et dans une mesure déterminée. Cela ne veut pas dire qu'on la frappe avec un fouet ou un morceau de bois"! (9) Quelle clémence ! Y. Qaradhâwî ajoute: "Si tout cela ne donne aucun résultat et si l'on craint l'aggravation de leur désaccord, c'est alors que la société islamique et les gens connus pour leur sagesse et leur bonté doivent intervenir pour les réconcilier(...). C'est après l'échec de toutes ces tentatives de réconciliations qu'il est permis au mari de recourir à une solution ultime codifiée par l'Islam, afin de répondre à l'appel de la réalité et aux exigences de la nécessité et afin de résoudre des problèmes auxquels seul le divorce à l'amiable peut mettre fin. Telle est la seule justification du divorce". (10) Notons la contradiction entre la notion de "divorce à l'amiable" et le fait de considérer que c'est "au mari de recourir" à cette "solution ultime." C'est une manière d'éviter de parler de la "répudiation" et de faire l'amalgame - très courant dans les textes juridiques des pays musulmans - entre cette pratique arbitraire considérée comme un droit exclusif du mari, et le divorce accordé par le juge à la demande de l'épouse ou par les deux conjoints ! Cette confusion est confortée par la désignation des deux formes de rupture du lieu conjugal par le terme talâq qui veut, précisément, dire "rupture" sans prise en compte de la manière dont le lien conjugal est rompu.

Là aussi, M. Qotb ne dit pas autre chose en justifiant à sa manière le droit pour le mari de "corriger" son épouse en ces termes: "lorsqu'il s'avère que toutes les autres méthodes de correction sont restées inefficaces, c'est que le mari se trouve devant un cas de rébellion violente qui nécessite l'utilisation d'un procédé violent: les coups, non pas dans l'intention de nuire mais de corriger ... Et ce droit (de corriger sa femme rebelle) dont l'homme a le privilège, c'est Dieu qui le lui a accordé." (11) Le comble, c'est la reprise de ce type de justifications par des femmes qui ont intégré le discours islamo-machiste. Ainsi, à l'encontre de la législation tunisienne qui donne droit à la femme de poursuivre son conjoint qui porte atteinte à son intégrité physique en la frappant, l'islamiste tunisienne W. Râbih nous dit:"la rébellion (nushûz) est un cas pathologique qui se présente chez la femme de deux façons:

  • la première est celle où elle prend plaisir à être le partenaire dominé, et à recevoir des coups et des châtiments, c'est ce qu'on appelle en psychologie "masochisme";
  • la deuxième est celle où elle prend plaisir à faire du mal à l'autre, ou à le dominer (...), c'est ce qui s'appelle "sadisme". Pour Warda Râbih, la solution dans les deux cas est celle que le Coran prescrit, à savoir le châtiment et la force pour la ramener au droit chemin. Elle conclut que: "la psychologie moderne est venue confirmer et vérifier la valeur et l'efficacité de ces châtiments administrés par les maris, confirmation scientifique qui (...) donne à la recommandation religieuse un caractère de miracle ..." (12)

Ceux qui revendiquent "ce droit de l'homme" sur son épouse s'appuient sur un verset coranique érigé en règle intangible qui n'admet aucune forme de relativisation, aucune possibilité de contextualisation. Ce verset stipule: "Les femmes dont vous craignez l'insubordination, sermonnez les, éloignez vous d'elles dans le lit, frappez les. Si elles vous obéissent, ne cherchez plus à leur nuire injustement." (4/34)

(3) Inégalité pour l'héritage et le témoignage

Le même type d'argumentation est mobilisé pour justifier l'équivalence entre le témoignage d'un homme et celui de deux femmes sur la base de la même technique de lecture d'un verset coranique stipulant: "S'il n'y a pas deux témoins hommes, alors un homme et deux femmes..." (2/282). S. Qotb y voit là une exigence de sa conception de "la justice sociale en islam" (13) en disant: "la femme, en raison de la nature des fonctions maternelles voit se développer chez elle le côté affectif et réactionnel autant que se développent chez l'homme la spéculation et la réflexion (...) la question, ici, est une question de considération pratique dans la vie, et non une question (...) d'inégalité." (14)

De la même façon, la discrimination en matière d'héritage est érigée en règle intangible, y compris en Tunisie, sur la base du verset coranique suivant: "Au mâle l'équivalent de ce qui revient (en héritage) à deux femelles." (4/176). S. Qotb résume les arguments de tous ceux qui continuent à défendre cette discrimination en disant: "Favoriser l'homme en lui accordant le double de ce dont hérite une femme est une justice trouvant sa justification dans la responsabilité qui revient à l'homme dans la vie. Il épouse une femme dont il a la charge ainsi que celle de leurs enfants. C'est à lui que revient la charge de constituer un foyer, et à lui seul revient la responsabilité des compensations et des contraventions. Il a donc le droit d'hériter comme deux femmes pour cette seule raison (...). La question est, ici, une question d'inégalité de responsabilité nécessitant une inégalité au niveau de l'héritage". (15)

(4) Discriminations relatives au mariage

Là où les conservateurs et les islamistes ne s'encombrent pas de la norme coranique - qu'ils érigent en règle intangible pour d'autres questions- c'est au sujet de la discrimination entre l'homme et la femme en ce qui concerne le mariage avec un(e) non musulman(e). Les recommandations coraniques à ce sujet ne font pas différence entre les sexes. "N'épousez pas les associatrices tant qu'elles n'auront pas cru. Une esclave croyante vaut mieux qu'une associatrice, même si celle-ci vous plaît. Ne donnez pas vos femmes aux associateurs tant qu'ils n'auront pas cru. Un esclave croyant vaut mieux qu'un associateur, même si celui-ci vous plaît." (2/201)

Pour justifier le mariage du musulman avec la non musulmane, parmi les gens du Livre on invoque, en l'isolant de son contexte historique et textuel, ce verset donné en réponse à une question posée au prophète par ses compagnons: "Aujourd'hui, (Y. Qaradhâwî n'est pas le seul à oublier cette précision contextuelle) vous sont licites les bonnes choses et la nourriture de ceux qui ont reçu le Livre comme votre nourriture est licite pour eux ; de même, (vous sont licites) les femmes chastes parmi les croyantes et les femmes chastes parmi celles qui ont reçu le Livre avant vous, à condition vous leur apportiez leurs dots en hommes chastes et non débauchés ou amateurs de maîtresses..." (5/5)

Pour interdire ce droit aux femmes, on invoque le verset précédent concernant le mariage avec les associateurs, et non les gens du livre en oubliant qu'il concerne les hommes et les femmes. Y. Qaradhâwî nous donne à cet égard un exemple édifiant sur cette démarche tordue: "Il est interdit à la musulmane d'épouser un non musulman qu'il soit ou non des gens du Livre. Cela ne peut en aucune façon lui être permis et nous citons les paroles de Dieu à ce sujet: «Ne donnez pas vos femmes en mariage à des associateurs tant qu'ils n'auront pas cru»." (2/221) Dieu a dit au sujet des croyants qui s'étaient exilés à Médine: «Si vous savez qu'elles sont croyantes, ne les renvoyez pas alors aux autres mécréants. Elles ne leurs sont pas permises (comme épouses), et ils ne leur sont pas permis.» (60/10). Aucun texte n'est venu libérer les gens du Livre de cette sentence." (16) Nous remarquons que le premier fragment de verset n'est qu'une partie du verset concernant le mariage des hommes et des femmes, avec un(e) adepte de l'associationnisme sans la moindre mention des gens du Livre. De même, le deuxième fragment de verset parle de "mécréants" sans la moindre référence aux gens du Livre.

Cela n'empêche pas Y. Qaradhâwî - et il est loin d'être le seul dans ce cas - d'affirmer de façon catégorique, qu'il s'agit là d'une interdiction formelle pour la musulmane d'épouser un non musulman qu'il soit ou non des gens du Livre ! Il n'apporte même pas un hadith ou une tradition consacrée allant dans le sens de son affirmation. Toute son argumentation repose sur les préjugés relatifs au statut de l'homme et de la femme, d'un côté, et à la tolérance de l'islam et l'intolérance des autres religions, d'autre part. Ainsi, dit-il, sans l'ombre d'une preuve: "l'Islam a uniquement permis au musulman d'épouser une juive ou une chrétienne, mais il n'a jamais permis à la musulmane d'épouser un juif ou un chrétien, car l'homme est le maître de la maison. C'est lui qui veille aux intérêts de la femme et qui en est responsable. L'islam a assuré pour l'épouse juive ou chrétienne, à l'ombre de son mari musulman, sa liberté de conscience et a protégé sa législation et ses directives, ses droits et sa responsabilité. Par contre, une autre religion, telle que la religion chrétienne ou juive, n'assure aucune liberté de conscience à la femme de croyance différente et ne lui préserve pas ses droits. Comment l'Islam peut-il livrer à l'aventure l'avenir de ses filles et se jeter entre les mains de gens qui n'ont aucun respect et aucun scrupule pour leur religion ?" (17)

Qaradhâwî et les musulmans qui partagent ses conceptions xénophobes reproduisent, par ce genre de discours, à l'égard des autres religions ce qu'ils dénoncent dans les discours qui stigmatisent l'islam en le réduisant aux aspects les plus négatifs dans les sociétés qui s'en réclament. En effet, ce qui est affirmé ici à propos des religions chrétienne et juive ne peut se justifier qu'en les réduisant au même type de lecture que font de l'islam Qaradhâwî, S. Qotb et les adeptes de leur archaïsme.

En rapport avec cette question du mariage, l'une des discriminations auxquelles s'attachent la plupart des islamistes et tous les conservateurs, concerne la polygamie. Ce "droit de l'homme" d'après eux, ne saurait être aboli car il serait reconnu comme un droit intangible par le Coran. Il invoque à ce sujet un fragment de verset stipulant: "Épousez, selon ce qui vous agrée, une, deux, trois ou quatre femmes..." (4/3). Ils omettent de prendre en compte la suite du verset qui précise: "... si vous craignez de ne pas être équitable, n'en épousez qu'une seule." (4/3). Quand on leur rappelle cette condition, qu'un autre verset déclare irréalisable ("vous ne saurez être équitable entre les femmes même si vous vous efforcez de l'être" (4/135), les réponses varient selon les situations, les rapports de forces, l'évolution des mentalités et des moeurs, etc.

Ainsi, en Tunisie, le législateur s'est appuyé sur la mobilisation des femmes pour leurs droits comme sur les acquis des réformes accomplies dès le XIXème siècle, pour déduire de l'impossible équité entre les femmes stipulée dans le Coran, pour abroger la polygamie. Les islamistes tunisiens, et leurs alliés conservateurs ont longtemps dénoncé cette dérogation en affirmant que la polygamie "est autorisée et comme l'admet explicitement le texte bien établi et sans équivoque, et comme l'ont appliqué le Prophète et ses compagnons (...) il n'est absolument pas permis au gouvernant musulman de l'interdire ; car l'interdire voudrait dire que le savoir d'un tel gouvernant est plus étendu que celui de Dieu." (18)

En conformité avec la ligne défendue par son mouvement depuis sa genèse dans les années 1970, le leader du mouvement islamiste tunisien, Rachid Ghannouchi, demanda au début des années 1980 la révision du Code du Statut Personnel qui abrogea, entre autres discriminations à l'égard des femmes, la polygamie. Devant la protestation des femmes et des forces progressistes dans le pays, il fut obligé de tenir une conférence de presse pour dire que le code en question était une interprétation possible de la sharî'a islamique. Il ajouta que s'il demandait la révision de ce code, c'était pour garantir plus de droits pour les femmes et non pour contester leurs acquis !

En Algérie, la condition de l'équité a été réduite à la nécessité de garantir un logement équivalent à toutes les épouses ! Vue la crise de logement dans le pays, une telle interprétation a permis de réduire considérablement la pratique de la polygamie ; cependant, ceux qui ont les moyens de s'offrir autant de logements qu'ils le souhaitent, continuent à profiter de ce "droit."

Ailleurs, on continue à ignorer cette condition et à justifier la polygamie comme un bienfait de la "Sagesse divine." Ainsi Y. Qaradhâwî nous dit: "Certains hommes désirent ardemment procréer, mais leur épouse est frigide ou malade, ou ses règles sont trop longues, ou il y a une autre anomalie ; cependant, l'homme ne peut supporter longtemps la privation de femmes. N'a-t-il pas le droit, dans ce cas, d'épouser une autre femme dans la légalité plutôt que de ses chercher une autre maîtresse ?

Il arrive aussi que le nombre de femmes excède celui des hommes, surtout à la suite de guerres qui diminuent le nombre d'hommes et de jeunes gens. C'est dans l'intérêt de la société et des femmes elles-mêmes, que les femmes soient des co-épouses, plutôt que de rester toute leur vie vieilles filles privées de vie conjugale et de ce qu'elle assure comme paix, amour pur, sauvegarde de la chasteté et de l'honneur, privées aussi du bienfait de la maternité alors que le cri de la nature qui se cache en elles les appelle à cette noble fonction.

Ces femmes, dont le nombre dépasse celui des hommes, se trouvent, en effet, devant trois solutions:

  1. soit elles passent le restant de leur vie dans l'amertume de la privation.
  2. soit on les libère pour qu'elles vivent comme instruments pour les amusements prohibés des hommes.
  3. soit on leur permet d'épouser un homme marié et capable de faire face à ses nouvelles responsabilités.

Il ne fait aucun doute que cette dernière solution est la voie de la justice et le baume bienfaisant" ! (19)

S. Qotb justifie la polygamie en essayant "d'en montrer les grands avantages, particulièrement dans cette période où les humains sont devenus prétentieux et arrogants, où ils croient détenir un savoir supérieur à celui de leur créateur. En réalité c'est l'ignorance, les bas instincts et les passions qui les font parler ... Et ils osent imaginer qu'il y a aujourd'hui des choses nouvelles qui sont survenues, que le créateur n'était pas en mesure de les prévenir et d'en tenir compte dans sa législation! ...Ce qui justifie (...) la polygamie, c'est que la période de fertilité chez l'homme se prolonge jusqu'à soixante dix ans et plus alors que chez la femme, elle s'arrête autour de la cinquantaine. Il y a donc vingt ans de décalage, vingt ans qu'il n'est pas permis de perdre alors que la loi divine et la loi naturelle s'accordent à fixer à l'humanité le rôle de peupler la planète". (20)

De son côté, Sa'îd Hawwa ajoute: "l'islam a permis à l'homme de multiplier ses épouses, mais pas à la femme parce que cette dernière n'a pas plusieurs utérus dans lesquels elle pourrait mettre séparément les enfants de chaque mari. Et comment pourrait-elle s'occuper de plusieurs maris à la fois, et quelle serait sa relation avec chacun d'eux? Et comment est-ce que l'un d'eux pourrait être responsable d'elle? La logique et la nature de la femme sont d'accord, la femme ne peut avoir qu'un seul mari. Quant à l'homme, il peut déposer sa semence dans plus d'un utérus, nourrir plus d'une femme et c'est donc normal que la polygamie lui soit permise. Si son appétit sexuel est grand et que sa femme est froide, il peut lui joindre une deuxième, puis une troisième, puis une quatrième, et qui ne peut se satisfaire de quatre femmes? Et puis il y a les cas des maladies des femmes, des longs voyages, des guerres ... ne vaut-il pas mieux permettre la polygamie que de voir s'instaurer la relation illicite (zinâ)?" (21)

Quant à Mohammad Qotb, il justifie la polygamie par les cas "où la multiplicité des épouses est une nécessité absolue. Parmi ces cas, citons l'existence, chez certains hommes, d'un besoin ou appétit sexuel aigu et violent, auquel ils ne peuvent résister et qui ne peut se satisfaire d'une seule épouse. Citons aussi les cas des femmes stériles. Nous savons que le besoin d'avoir une progéniture est profond, légitime et tout à fait honorable (...) et il n'est pas juste de priver l'homme d'une progéniture. Citons également les cas de maladies répétées chez les femmes, qui peuvent empêcher ou espacer les rapports sexuels. Et n'allez surtout pas dire que la sexualité est quelque chose de vil ou de bas. C'est, en fait, une force à laquelle l'homme ne peut pas échapper et Dieu ne demande pas l'impossible à ses créatures. De même pour les cas d'incompatibilité sexuelle (...) Dans tous ces cas, prendre une nouvelle épouse (deuxième, troisième ou quatrième) est beaucoup mieux que de répudier la première" (22). Ce qui est étrange c'est que les islamistes n'imaginent pas que ces "cas" peuvent être invoqués pour justifier le droit de la femme à plusieurs époux! C'est ce qui permet à l'islamiste égyptien Mohammad Ghazâlî, qui a sévi en Algérie sous le règne de Chadli Ben Djédid, de protester: "Parler d'interdire la polygamie, c'est peut être parler des Marsiens, mais en aucun cas de notre société égyptienne qui, dans ses profondeurs, ignore le délire de ceux qui veulent copier les Européens alors que ces derniers, plongés dans l'ignominie, interdisent le licite et permettent l'illicite ..." (23)

(5) Discriminations sociales et politiques

Si dans la famille, le statut de la femme est marqué de toutes ces discriminations, comment peut-il en être autrement dans la société conçue, dans le cadre de cette vision, comme une famille patriarcale élargie ?

Faute de versets coraniques traitant de cet aspect, les islamistes, et les adeptes des conceptions conservatrices, mobilisent les hadiths et un certains nombre de traditions consacrées pour les besoins des intérêts d'une société machiste. Ainsi, un hadith, selon lequel "un peuple qui délègue la gestion de ses affaires à une femme ne peut pas réussir", est mobilisé contre la participation de la femme à la vie politique et à l'exercice de fonctions publiques. Les islamistes tunisiens, malgré, l'évolution connue par la société dans laquelle ils vivent, vont jusqu'à contester le droit des femmes au travail prétextant qu'il a pour objectif de concurrencer les hommes et de les dominer. L'accès au travail a - selon eux - "amené la femme à se dévoiler, se dénuder", et "d'aller à l'encontre des traditions familiales et du devoir d'obéissance à l'égard de son mari." Le plus grave à leurs yeux c'est qu'un grand nombre des activités exercées par la femme lui permette "d'exercer une tutelle, ou une quasi tutelle sur les hommes. Nous savons, que la tutelle ne peut être que sur celui qui est incapable, mineur ou faible. Pour cela toute la tutelle revient à l'homme dans toutes les affaires publiques. Dieu (...) a réservé (à l'homme) la prophétie, le califat, l'imamat, le djihâd, l'appel à la prière, le prêche, etc. Il a institué l'obligation pour la femme de lui obéir et non le contraire." Les mêmes islamo-conservateurs tunisiens n'osent plus contester le droit de la femme à l'instruction. Cependant ils préconisent de limiter ce droit "à l'apprentissage de ce qui est indispensable pour l'accomplissement de sa fonction, comme la lecture, l'écriture, le calcul, la religion, l'histoire des ancêtres bienfaisants, l'entretien de la maison, l'hygiène, les principes de l'éducation et de l'orientation des enfants. Quant aux autres sciences, (...) elles sont sans intérêt (pour les femmes) et il est vain de leur permettre de les acquérir." (24)

(6) Non mixité et/ou voile

Si, dans la plupart des pays musulmans, on admet aujourd'hui l'accès de la fille à l'enseignement, beaucoup de pays continuent à le faire dans le cadre d'une stricte non mixité. Les arguments en faveur de cette politique vont du danger que la mixité présente pour les "bonnes moeurs" et l'ordre moral traditionnel, à la nécessité de préserver la dignité de la femme. Certaines sociétés, comme l'Arabie Saoudite, n'ont jamais permis la mixité, ni dans l'enseignement, ni dans le travail, ni dans les espaces publics ou privés, sauf lorsqu'il s'agit de personnes qui ne peuvent pas se marier entre elles du fait de leurs liens de parenté. Les Talibans, en Afghanistan, ont poussé cette interdiction de la mixité jusqu'à empêcher des médecins et des infirmiers d'examiner ou de soigner des femmes qui en ont besoin.

Là où la mixité est acceptée, elle est souvent assortie de l'obligation pour la femme de porter ce qu'on appelle aujourd'hui une "tenue islamique" (zayy 'islâmî): cela va d'un simple fichu sur la tête dans certains pays, à un voile ample et noir qui ne laisse rien apparaître du corps de la femme, en passant par des combinaisons intermédiaires (de couleurs, de longueurs, d'ampleur et de formes). Cela dépend de ce que l'on considère dans le corps de la femme - mais aussi de l'homme - comme 'awra: ce qui ne doit pas être vu - ou même entendu - parce qu'il est susceptible de tenter l'autre et de l'amener à transgresser les normes relatives aux relations sexuelles. (25)

Cette notion est tributaire des fantasmes commandant les interprétations des versets coraniques, très équivoques, qui ont toujours servi de référence à ce sujet à savoir:

"O prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre leurs voilures sur elles. Ce sera pour elles le moyen le plus commode de se faire connaître et de ne pas être importunées." (33/59)

"Dis aux croyants de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté (leur sexe). Cela est plus à même de les purifier. Dieu connaît parfaitement ce qu'ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté et de ne laisser voir de leur parure que ce qui en paraît. Qu'elles rabattent leur voile sur leurs flancs et qu'elles ne montrent leur parure qu'à leur époux, à leur père, au père de leur mari, à leurs fils, aux fils de leurs maris, à leurs frères, aux fils de leurs frères, aux fils de leurs soeurs, à leurs dames de compagnie, à leurs esclaves femmes, aux domestiques hommes qui n'éprouvent aucun désir pour les femmes, aux enfants non instruits sur les parties intimes ('awra) des femmes. Qu'elles ne marchent pas de façon à attirer l'attention sur leurs atours ..." (24/30-31)

Outre ces recommandations que les lectures intégristes cherchent à ériger en règles juridiques intangibles, les plus zélotes ajoutent des hadîths étendant la notion d'adultère à la femme qui se parfume et passe à côté d'une assemblée d'hommes, ou interdisant à un sexe de s'habiller comme l'autre, etc. Certains étendent les recommandation coraniques relatives à la conduite des épouses du Prophète à toutes les femmes avec le même esprit de rigorisme juridique nourri par les fantasmes sexuels communs à toutes les sociétés fondées sur la séparation des sexes.

On ne peut mieux résumer la position des islamistes au sujet du statut de la femme, qu'en rappelant ces propos de M. Al-Ghazâlî: "Qu'on le sache, il est permis de se marier avec une et avec quatre. La répudiation est un droit dont l'homme bénéficie et que nul ne peut lui arracher. Dans l'héritage la femme n'a droit qu'à la moitié. L'homme est le chef de famille, le responsable et le tuteur. Quant à ce que demandent aujourd'hui les femmes comme transformation de ces principes islamiques, ce n'est que de l'arrogance qu'il faut châtier sans pitié". (26)

2 - L'obstacle de la politisation des normes religieuses

La négation des droits de la femme par les islamistes, et par tous les conservateurs musulmans, repose, comme nous l'avons vu, sur la transformation des normes religieuses en règles juridiques pour en faire le fondement d'une loi intangible. C'est cette transformation qui est à l'origine de la politisation des normes religieuses et de l'établissement de ce que l'on appelle la loi - sharî'a - islamique qui serait d'origine et d'essence divines. C'est là le socle à partir duquel les traditionalistes, d'hier et d'aujourd'hui, ferment la porte à toute nouveauté, à toute évolution, à tout progrès que ce soit dans le domaine du droit des femmes ou par rapport à d'autres questions aussi importantes. C'est au nom de cette vision que l'universitaire islamiste jordanien Mah. Khâlidî peut affirmer sans le moindre souci: "la loi à laquelle il faut revenir en cas de différends et de conflits, c'est le Coran, la Sunna, le consensus et l'analogie. Tous les textes incontestables concordent pour conclure à l'hérésie de celui qui se réfère dans ses jugements à une autre source que Dieu et son Messager" (27). Parce que la "shari'a islamique" "englobe tous les aspects de la vie" et parce qu'"elle ne souffre aucun manque et n'admet aucun ajout de la part des hommes" (28), "aucune loi avant et après le Prophète n'est valable si elle n'a pas un fondement dans la loi divine." (29).

A l'appui de sa thèse, Khâlidî cite tous les maîtres à penser de l'islamisme contemporain, de Hassan Al-Banna à Sayyid Qotb et Taqiy Ad-Dîn An-Nabhânî, etc.

Le premier disait: "le Saint Coran est un livre qui englobe tout. Dieu y a réuni les fondements de la foi, les bases des intérêts sociaux, les totalités des lois séculières. Il y a des commandements et des interdits..." (30). T. An-Nabhânî met en garde: "le croyant n'a pas à imaginer que cette religion(...) souffre d'un manque qui nécessite de la compléter ou d'une limite qui nécessite un ajout ou d'un particularisme temporel ou spatial qui exige de la faire évoluer ou de la modifier. S'il imagine cela il n'est pas croyant..." (31). S. Qotb ne dit pas autre chose en décrétant: "la loi (sharî'a) de ce temps où le Coran fut révélé est la loi de tous les temps, parce qu'elle est (...) la loi de la religion faite pour l'HOMME où qu'il soit et à tout moment, et non pour un groupe d'êtres humains appartenant à une génération déterminée et à un endroit déterminé." (32). C'est pourquoi, d'après S. Qotb, qui exprime un point de vue très répandu parmi les islamistes et tous les partisans de la politisation des normes religieuses: "Déroger par rapport à un détail de cela c'est comme si l'on dérogeait par rapport à la totalité" (33).

Cependant, les islamistes sont loin d'être les seuls à prôner cette conception qui est à la base de toutes les formes de résistance à l'évolution des droits, des rapports entre les humains et les institutions. C'est d'ailleurs ce qui rend leur discours crédible et leur position aisée face à leurs adversaires qui, tout en les stigmatisant, n'osent pas remettre en cause cette conception qui fonde tout leur discours et toutes les revendications qu'ils prônent du sud-est asiatique aux rives de l'Atlantique, partout où il y a des musulmans qu'ils cherchent à embrigader. En effet, tous les muftis, tous les théologiens qui n'osent pas remettre en cause les orthodoxies dont ils se proclament les gardiens, toutes les autorités religieuses au service des différents régimes politiques en place dans les pays musulmans, sont unanimement d'accord pour affirmer, comme les islamistes, l'existence d'un droit et d'une législation d'origine et d'essence divines à prendre en compte: les uns s'en tenant à la lettre des énoncés qu'ils considèrent, arbitrairement, comme la base de ce droit ; les autres en devant être pris en compte ou interprétés "dans le cadre de la Loi péviligiant, aussi arbitrairement, d'autres énoncés négligés par leurs contradicteurs, une troisième catégorie prônant des interprétations diverses et variées (que ce soit en terme de finalités, d'esprit ou d'autres paramètres qui leur permettent de réduire la religion à leur lecture et de jeter l'anathème sur ceux qui ne les partagent pas).

Un premier exemple nous est donné par la fameuse Déclaration Islamique Universelles des Droits de l'Homme dont les auteurs sont loin d'être des foudres d'intégrisme: "Allah (Dieu) a ordonné à l'humanité, par ses révélations dans le saint Coran et la Sunna de son Saint Prophète Mahomet, un cadre juridique et moral durable permettant d'établir et de réglementer les institutions et les rapports humains", peut-on lire dans le préambule de cette déclaration dont les auteurs tiennent à préciser "qu'en vertu de leur source et de leur sanction Divine, ces droits ne peuvent être restreints, abrogés ni enfreints par les autorités, assemblées ou autres institutions, pas plus qu'ils ne peuvent être abdiqués ou aliénés."

Par delà les problèmes relatifs à la conception et au contenu des droits définis dans la déclaration en question, et par delà l'intention qui vise à préserver ces droits de toute violation en les inscrivant dans l'intangibilité du sacré, ces affirmations ne peuvent que conforter le discours islamiste fondé sur la politisation de la norme religieuse et l'affirmation d'une loi d'essence et d'origine divine.

Un autre exemple nous est fourni par cette autre déclaration adoptée par les ministres de affaires étrangères de l'Organisation de la Conférence Islamique lors de leur réunion au Caire en 1990 (34). Tout au long du texte de la déclaration, les droits proclamés sont assortis de la condition de ne pas être "contraires aux normes"ou aux "principes de la Loi islamique" (comme dans l'article 16 relatif au "droit de jouir des fruits de sa production scientifique, littéraire, artistique ou technique", et l'article 22 relatif à la liberté d'opinion, d'expression et d'information). Certains droits sont définis comme islamique" (art. 12 relatif au droit d'asile), "selon les normes de la Loi islamique" ou "à la lumière des valeurs morales et des normes de la Loi islamique" (art. 7 relatif aux droits des enfants, aux obligations et aux droits des parents), "conformément aux dispositions de la Loi islamique" (art. 23 relatif à l'exercice de l'autorité et au droit d'occuper des fonctions publiques). Tous les droits proclamés sont hypothéqués par les deux derniers articles de la déclaration:

"Article 24: Tous les droits et libertés énoncés dans ce document sont subordonnés aux dispositions de la Loi islamique.

Article 25: La Loi islamique est la seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette Déclaration."

L'un des exemples les plus significatifs à cet égard nous est donné par le Cheikh Sallâmî, l'ex-Mufti de la Tunisie qui, par rapport au reste du monde musulman, est allé très loin dans la sécularisation de son droit. Intervenant dans le colloque organisé à Tunis par la Section Tunisienne d'Amnesty International, les 24 et 25 avril 1992, sur le thème "religions et torture", il n'a pas pu s'empêcher de répondre à ceux qui prônaient le primat de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, et des conventions internationales relative à la question traitée, en précisant que la sharî'a islamique n'a pas à être justifiée ou jugée au nom de quelque principe ou texte que ce soit, mais au contraire !

C'est ce genre d'affirmations, relatives à la prééminence de la norme religieuse, qui fait le bonheur de tous les nostalgiques de l'ordre traditionnel et continue à handicaper l'évolution de la législation, notamment en ce qui concerne les droits des femmes.

A la base de l'affirmation de l'existence d'une loi d'essence et d'origine divines, et par là universelle et imprescriptible, nous trouvons la démarche par laquelle les juristes-théologiens ont élaboré les codes juridiques donnant, au fil des siècles, ce qu'on appelle la sharî'a islamique. Cette démarche repose, principalement, sur une triple mystification:

(1) La sacralisation des coutumes ancestrales des différentes sociétés, où l'islam est devenu hégémonique, en leur apportant la caution de la religion et en s'appuyant, pour cela, sur les nombreux versets coraniques, hadiths et autres traditions consacrées qui incitent à prendre en compte "la cotume" ('urf) et "ce qui est connu" (ma'rûf). Il est important de rappeler à cet égard que le Coran recommande de juger - ou arbitrer, le terme en arabe étant le même, hakama - selon le 'urf et le ma'rûf plus de 40 fois, et selon "ce qui est révélé" - toutes prophéties confondues - moins de 10 fois ! Lorsque l'on connait la diversité des coutumes des sociétés que l'islam a rencontées au fil de son hiostoire et de son expansion, on comprend la diversités des droits et des institutions juridiques qu'on occulte en ramenant tout à la "loi islamique". Il suffit, pour s'en convaincre, de voir comment les musulman continuent, depuis des siècles, à s'entretuer au nom de cette loi.

(2) L'interprétation arbitraire de la notion coranique de hudûd comme voulant exclusivement et obligatoirement dire les "frontières" ou les "limites" instituées définitivement, et par là de façon intangible et universelle, entre le "licite" et l'"illicite", le "bien" et le "mal", la "justice" et l'"injustice", ce qui est obligatoire ou possible et ce qu'il ne faut pas faire: L'analyse du texte coranique et des corpus de traditions consacrées, à la lumière des éclairages culturels, philologiques, historiques, etc., anciens et nouveaux, et la prise en compte des apports des recherches les plus récentes concernant les faits religieux, en général, et les faits islamiques, en particulier, montrent les abus de cette démarche commandée par des impératifs politiques et idéologiques. Le terme hudûd veut effectivement dire "frontière" ou "limite" mais pas obligatoirement dans le sens défini par les juristes-théologiens. Rien ne permet d'en déduire le sens de règle juridiques intangibles. Bien au contraire ; lorsque l'on prend en compte l'incitation au "pardon" qui revient très souvient après l'évocation de ces hudûd (35)- on peut facilement déduire, comme l'on fait et le font beaucoup de penseurs musulmans, qu'il s'agit plus d'une limite à la sanction, ou parfois aux droits abusifs de certaines personnes sur d'autres, que de règles intangibles: La loi du talion est une limite à la loi de la jungle mais non une règle absolue interdisant l'évolution du droit, de même pour la limitation de la polygamie à quatre épouses dans une situation de polygamie illimitée, la limitation de de l'héritage l'homme au double de ce qui revirent à une femme dans une société régie par le droit d'aînesse à l'exclusion des femmes, etc. Ainsi interprétés, les hudûd, et autres énoncés normatifs, ne sont plus des règles juridiques intangibles, mais des "principes moraux" destinés à limiter les abus. Ils ne peuvent pas, à ce titre faire partie du droit, et seraient, au plus - au même titre que les valeurs et les normes de toute morale, et de tout système éthique ou philosophique - des principes ou des sources du droit qui lui sont extérieurs. C'est d'ailleurs la fonctions qu'ils ont eu dans l'élaboration des codes juridiques en tant que l'une des sources, et non les sources exclusives, dans lesquelles puisaient les juristes pour justifier les coutumes et les règles codifiées. Le terme sharî'a avait, d'ailleurs, cette signification, que lui gardent encore certains usages. C'est aussi ce sens que recouvre le notion de 'uçûl al-fiqh (fondements ou sources de l'élaboration juridique) qui, outre le Coran et la sunna (tradition), réfère, selon les écoles, au 'urf (coutume), à la prise en compte de l'intérêt général (istiçlâh) et de l'intérêt particulier (istihsân), ou aux "intérêts courants" (maçâlih mursalah), au libre examen (ijtihâd) ou à l'opinion (ra'y) du juriste qui a le droit de chercher des solutions tenant compte de ces paramètres en faisant usage de raisonnements, tels que l'analogie ou même les ruses, qui permettent de trouver les règles qui se rapprochent le plus des exigences du "bien" et de "la justice". Certaines lectures considèrent que c'est là le seul impératif coranique qui compte en se référant à cet énoncé, qui revient dans plusieurs versets: "Dieu ordonne le bien et la justice."

(3) La décision, également arbitraire, et en plus contraire aux exigences de l'une des exégèses les plus anciennes et les plus orthodoxes (36), de ne tenir compte, dans l'interprétation des énoncés normatifs érigés en règles juridiques, que de "l'acception générale des termes" utilisés indépendamment du contexte: "ce qui compte, disent-ils encore aujourd'hui, c'est l'acception générale du terme et non la spécificité de la cause" ! Cela revient à dire que les énoncés en question doivent être considérés comme ayant une portée générale, c'est à dire intemporelle, universelle, valable pour toutes les situations, même si l'on sait qu'ils procèdent d'une causalité qui permet de les relativiser !

Ainsi, des énoncés isolés de leur contexte - que ce soit des versets coraniques, ou, à défaut, des hadiths ou autres traditions consacrées, souvent apocryphes, et dont le nombre a augmenté avec le temps et l'expansion de l'islam - sont devenus des fondements juridiques intangibles qui hypothèquent l'évolution du droit, des institutions, des moeurs et de la société. Cependant, lorsque l'évolution des savoirs, des moeurs et des sociétés rend caduques les normes et les dispositions longtemps considérées comme des règles intangibles et d'origines divines, les juristes-théologiens et les gardiens des orthodoxies finissent par faire appel aux circonstances qui permettent de les relativiser et leur enlever leur caractère de lois sacrées et universelles: Il en fut ainsi, à titre d'exemple, pour l'esclavage dont l'abolition a été d'abord dénoncée comme contraire à la sharî'a puis approuvée comme une finalité préconisée par la même sharî'a ; de même pour un grand nombre de questions concernant le système politique, l'activité économique, l'administration, les nouveautés scientifiques et techniques, etc. On peut dire que jusqu'ici, les principales questions sur lesquelles on continue d'opposer le veto de l'intangibilité de la sharî'a sont celles qui concerne le statut de la femme et la laïcité. Les raisons de cette résistance sont à chercher non pas dans les textes ou les traditions consacrées mais dans:

  • les structures patriarcales qui continuent à peser sur les rapports au sein de la famille et à influencer l'éducation, les mentalités, les mœurs et les relations sociales,
  • le caractère autoritaire et antidémocratique des systèmes politiques dans les pays musulmans et le recours, inévitable dans ces conditions, au sacré pour donner à l'autorité une légitimité qu'elle ne peut avoir autrement.

Le jour où les sociétés musulmanes briseront le carcan des structures patriarcales et autoritaires, le jour où la démocratie triomphera des despotismes et des dictatures qui continuent à enchaîner ces sociétés, les lectures de la religion qui intègrent les principes de liberté, d'égalité et de laïcité finiront par marginaliser et submerger tous les discours islamistes et conservateurs relatifs à ces questions.

3 - Conclusion

Le statut de la femme et la prise en compte de ses droits, comme le montre l'histoire de notre siècle, dépendent du degré de sécularisation de la société. On pourrait même dire que le statut de la femme est le meilleur indice pour apprécier la sécularisation des différentes sociétés. Si le monde musulman éprouve tant de difficultés à rompre avec son Ancien Régime - que ce soit en ce qui concerne le statut de la femme ou à d'autres niveaux -, ce n'est pas à cause d'une soi-disant nature spécifique de l'islam, et des conceptions qui lui seraient congénitales et consubstantielles. Outre les causes économiques, sociales historiques et conjoncturelles, que beaucoup de spécialistes rappellent à juste titre, et sur lesquelles il est difficile de revenir dans ce cadre, il convient de signaler l'inconséquence persistante des pseudos modernistes qui s'opposent aux islamistes en continuant à politiser la religion et à se référer à ce qu'ils appellent la "loi islamique" dont ils proposent des lectures soi-disant modérées et progressistes. Ce faisant, ils ont partout renforcé l'emprise des thèses islamistes et conservatrices dont ils ont du mal à se démarquer. En refusant la séparation du politique et du religieux, ou en considérant la question de la laïcité superflue et sans importance, ils maintiennent l'hypothèque du sacré sur l'évolution des idées, des institutions, du droit et de la société. Les femmes sont les premières, mais pas les seules, à payer le prix de cette connivence fondamentale entre les islamistes, les pouvoirs en place dans les pays musulmans et les mouvements politiques qui, tout en se réclamant de la modernité, de la démocratie et des droits de l'Homme, refusent de réclamer la séparation de la religion et de l'Etat ! C'est pourquoi la question féminine, plus que toute autre question, est au cœur du combat pour la laïcité et pour une véritable démocratie qui ne peut se concevoir sans l'extension des droits de l'Homme à la moitié de l'humanité.


Notes

*. Chercheur au GREMMO (Maison de l'Orient Méditerranéen), chercheur associé au CERIEP (IEP de Lyon), et Professeur à l'Université Lyon2 et à L'IEP de Lyon.

1. J'ai déjà réfuté ces thèses dans Islamisme, laïcité et droits de l'Homme, (paru chez l'Harmattan en 1991), Les voies de l'islam: approche laïque des faits islamiques (paru chez le CRDP de Franche-Comté et le Cerf en 1996) ainsi que dans plusieurs articles (concernant le statut du politique et du juridique en islam et ses incidences sur la question de la laïcité et des droits de l'Homme), parus dans différentes revues dont le n° 3 de Confluences en Méditerranée.

2. Je pense notamment aux travaux de Fatima MERNISSI (Sexe, idéologie, islam, chez TIERCE, 1975, Le harem politique, chez Albin Michel, 1987, La peur-modernié, chez lz même éditeur, 1992), de Nawâl SA'DÂWÎ (Nawal SAADAOUI) (les femmes de l'islam, chez La Brèche,1980, La face cachée d'Eve, Ed. des femmes, 1982), ainsi qu'à d'autres travaux..

3. Y. Qaradhâwî, Le licite et l'illicite en islam, Al-Qalam, Paris, 1995, (3e édit.), p.207

4. S. Qotb, Al-'adâla al-'ijtimâ'iyya fî al-'islâm (la justice sociale en islam), Dâr al-shurûq, Beurouth, 1983, p. 47

5. Ibn Rushd (Al-Qurtubî), Bidâyatu'l-mujtahid wa nihâyatu'l-muqtaçid, Dâr al-ma'rifa, Beyrouth, 1988, tome 1, p.145 et tome 2, p.460.

6. Voir Ibn Rushd, Talkhîç as-siyâsa, Dar at-talî'a, Beyrout,1998, pp. 124 sqq. et les textes anglais à partir desquels le texte arabe a été reconstitué: E.I.J. Rosenthal, Averroes's commentary on Platon's "Republic", Combridge Universty Press, 1969, et Ralph Lerner, Averroes on Platon's "Republic", Cornell University Press, 1974.

7. S. Qotb, op.cit. p. 48

8. Y. Qaradâwî, op.cit. p.207

9. ibid.

10. ibid, p. 208

11. M. Qotb,:Shubuhât Hawla al-'islam, Beyrouth, Dâr ach-chourouq, 1980 (13e éd.) p.136-137

12. Warda Rabih in: Al Ma'rifa n° 10, 1er octobre 1978, p. 25

13. C'est la traduction du titre de son livre dont sont tirées les citations relatives à cette question.

14. S. Qotb, op. cit., p. 48.

15. Ibid

16. Y. Qaradhâwî, op.cit., p. 189

17. ibid.pp.189-190

18. La question de la femme entre les adeptes de la monogamie et ceux de la polygamie.", dans la revue tunisienne Le Maghreb,. n° 45, 1982.

19. Y. Qaradhâwî, op.cit, pp. 195-196.

20. S. Qotb: Fî zhilâl al-qur'ân (A l'ombre du Coran) Beyrouth, Dâr ach-chourouq, 1973, vol.1 p.578.

21. S. Hawwa ; Al-islâm, Beyrouth, Dâr al koutoub al-'ilmiyya, 1979, (2e éd.) p. 240.

22. M. Qotb,:Shubuhât Hawla al-'islam, op. cit, p.129.

23. M. Al-Ghazâlî, Kifâhou Dîn (Un combat de religion), Le Caire, Dâr at-ta'lîf, 1965, (3e éd.), p. 209, cité par Emna Belhaj Yahya dans "Discours islamiste radical et droits des femmes", in La non-discriminations à l'égard des femmes, Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, Tunis, 1989, pp369-376.

24. Revue Al-Ma'rifa, N° 4, 1977, "al-mar'a ka 'insâna" (la femme en tant qu'être humain), Cité par Abdellatif Hermassi dans al-haraka al-islamiyya fî tûnis, Bayrim Editions, Tunis 1985, pp. 122 sqq.

25. Voir l'analyse que fait de cette notion Ab. Bouhdiba dans La sexualité en islam, P.U.F., Paris, 1979 (2e éd.), pp.52 sqq.

26. M. Al-Ghazâlî, Kifâhu Dîn (Un combat de religion), Le Caire, Dâr at-ta'lîf, 1965, (3e éd.), p. 209.

27. M. Khalîdi: Naqdh Ad-Dîuqrâtiyya, Dârat Jîl, Beyrouth, 1984, p. 97

28. Ibid, p. 159.

29. Ibid p. 182

30. H. Al-Banna: Majmû'at rasâ'il al-'imâm ash-Shahîd, Al Mu'assasu al-'islamiyya, Beyrouth 1984, p. 33.

31. T. An-Nabhânî: Ash-shakhçiyya al-'islamiyya, Dâr al-'Arqam, Amman, T3, p. 16

32. S. Qotb: Fî-Zhilâl al-qura'ân, Dâr Ash-Shurûq, 1973, T6, P. 652.

33. Ibid. p. 650

34. Cette déclaration est connue sous le nom de La Déclaration du Caire des Droits de l'Homme en Islam.

35. Comme on le voit dans les versets suivant:"La loi du talion vous a été prescrite pour les crimes de sang: un homme libre pour un homme libre, un esclave pour un esclave, une femme pour une femme. Celui à qui son prochain pardonne doit suivre ce qui est convenu et doit le lui rendre en bien. C'est la un allègement de la part de votre Seigneur et une miséricorde..." (2/178) ; "Nous leur (aux israëlites) avons prescrit: vie humaine pour vie humaine, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, les blessures selon la loi du talion ; quiconque (y renonce) à titre d'aumône en verra ses péchés expiés." (5/45) ; "Pardonner c'est encore plus pieux". (2-237))

36. L'exégèse qui fait appel aux "causes de la révélation" ('asbâb an-nuzûl), définies comme étant les circonstances les plus précises de l'avènement de chaque verset coranique et sans lesquelles l'énoncé en question ne peut être compris de façon adéquate.