2008

Mondialisation et changements sociaux en Europe

Lucia Re

1. Le déclin de l'Etat social (1)

Deux phénomènes majeurs se sont produits en Europe à partir des années 1980: l'abandon du modèle étatique de l'Etat social, ou Welfare State, et la diffusion de mouvements migratoires d'un caractère nouveau. Le déclin de l'Etat social pose d'importants problèmes aux démocraties occidentales, en aggravant les inégalités sociales et en contribuant à la diffusion de sentiments d'insécurité. Dans ce cadre, les migrations contemporaines, caractérisées par la grande précarité de la condition des migrants, fournissent un rechange continuel de main d'œuvre en affaiblissant le pouvoir contractuel des travailleurs nationaux, et en faisant tout à la fois des clandestins des utiles boucs émissaires des peurs et des insécurités collectives.

Le déclin de l'Etat social peut être interprété comme un phénomène lié aux processus de mondialisation. Malgré les théories qui en ont prophétisé la fin, les Etats-nation - surtout les plus puissants - jouent encore un rôle central dans l'économie transnationale, toutefois les Etats - du moins les Etats européens -se transforment, en devenant à leur tour des acteurs globales et en participant à un contexte qui n'est plus seulement international, mais qui est devenu justement "mondialisé".

Pour se produire et se reproduire, l'économie globale a encore besoin des Etats: les acteurs économiques internationaux sont continuellement engagés dans un système de négociations avec les Etats, afin d'obtenir leur collaboration à la réalisation des politiques économiques globales. Saskia Sassen a théorisé que la participation des Etats-nation à la construction de l'économie globale produit une métamorphose des institutions étatiques (2). Ainsi la mondialisation n'efface pas les Etats, mais elle participe à un processus de redéfinition des rôles des institutions étatiques.

Selon une thèse qui a eu succès dans la littérature philosophique et sociologique contemporaine, dans ce processus de redéfinition des fonctions étatiques, les politiques nationales ont tendance à être subordonnées aux exigences de l'économie globale. Les Etats-nation seraient, comme Zygmunt Bauman les a définis, des "Etats faibles", impuissants face aux élites transnationales (3). Cette thèse a été critiquée par plusieurs auteurs (et parmi eux, par Danilo Zolo (4)) qui l'ont considérée inadéquate à décrire la situation de beaucoup d'Etats-nation très puissants, tels que les Etats-Unis ou la Chine. Toutefois, il semble difficile de réfuter l'idée que ces Etats, bien que puissants au niveau international, ne réussissent pas à s'opposer aux forces et aux pouvoirs économiques qui favorisent l'adoption de certaines politiques, et notamment des politiques dites «libéristes», qui, à leur tour, favorisent les processus de mondialisation.

Les "Etats faibles" sont avant tout des Etats qui semblent renoncer à leur fonction fondamentale d'assurer le bien être de leurs citoyens. Un des changements majeurs qui se sont produits en Europe et aux Etats-Unis dans les dernières décennies du XX siècle est sans doute le déclin du modèle de l'Etat social qui s'était affirmé après la Seconde guerre mondiale. L'abandon du paradigme de l'Etat social a souvent été justifié comme une exigence posée par la mondialisation.

Il est évident qu'on ne peut pas considérer la mondialisation comme un phénomène magique apte à changer brusquement l'aspect des Etats sociaux occidentaux: Elle a, toutefois, joué un rôle central dans l'accélération du déclin de ce modèle étatique.

Selon le sociologue anglais David Garland (5), la transformation du capitalisme et du marché financier et le déclin de l'Etat social doivent être considérés parmi les changements sociaux les plus remarquables de la seconde moitié du XX siècle. "Le Welfare State a été - écrit Garland - un des "moteurs" de la modernité. Il a permis de faire face aux insécurités générées par les fluctuations des marchés financiers, qui avaient caractérisés la période entre les deux guerres mondiales et d'inaugurer une nouvelle culture: celle de l'individualisme libéral et de la démocratie sociale" (6).

A ce modèle, qui avait été critiqué à partir de la seconde moitié des années 1970, s'est opposé dans les années 1980 un modèle libériste, qui accusait l'intervention étatique dans l'économie d'avoir échoué et défendait une nouvelle conception politique et sociale, basée sur le marché. La démocratie keynésienne, qui pour long temps avait été considérée comme un modèle efficace de gouvernement des problèmes sociaux et politiques, est devenue aux yeux de l'opinion publique occidentale un problème plutôt qu'une solution.

Le déclin de l'Etat social a eu comme conséquence principale l'aggravation des divisions sociales et a généré un sens d'insécurité au niveau collectif et individuel. Ce déclin ne semble pas avoir apporté une liberté majeure, comme les critiques de l'Etat social auraient souhaités. Les mêmes restrictions de la liberté individuelle qui venaient une fois des institutions étatiques (l'obligation par exemple à être logés dans certaines zones urbaines, ou l'exigence de passer par les agences de l'Etat social pour chercher du travail et obtenir un aide économique en cas de chômage) sont aujourd'hui déterminées par les mécanismes de marché. "Déréglementation" (deregulation) - a écrit Bauman - signifie redimensionnement du rôle régulateur de l'Etat et non nécessairement déclin ou fin de la réglementation (7).

D'autre part le déclin de l'Etat social a déterminé une forte croissance des inégalités sociales. Bauman a parlé à ce propos de l'émergence d'une élite globale, à travers un processus de progressive polarisation de la population des sociétés occidentales tout comme de la population mondiale.

Aujourd'hui les grandes différences économiques qui ont toujours caractérisé le rapport entre la population occidentale et celle des pays en voie de développement se retrouvent à l'intérieur des sociétés des pays riches. Le monde traversé par les processus de mondialisation est habité par une minorité, à laquelle la mondialisation offre de nouvelles opportunités, et par une majorité localisée qui ne peut pas participer de ces bénéfices.

Il suffit d'analyser les changements sociaux qui se sont produits dans les différentes sociétés occidentales et dans les pays non occidentaux à partir des années 1970 pour constater qu'il existe un processus de mondialisation des disparités sociales. Comme l'a écrit le sociologue de l'économie italien Luciano Gallino (8), dans la dernière vingtaine d'années les différences de revenus aux deux extrémités de la pyramide sociale ont augmentées avec une rapidité exceptionnelle. Gallino nous rappelle qu'en lisant les relations annuelles du Programme de développement humain des Nations Unies, à partir des années soixante de 1900, on peut remarquer que:

en 1960 le cinquième le plus riche de la population mondiale [...] détenait le 70,2% du produit national brut mondial, tandis que le cinquième le plus pauvre [...] en avait le 2,3%. Le rapport entre le cinquième le plus riche de la population mondiale et le cinquième le plus pauvre était donc 30 : 1. En 1997, le cinquième le plus riche de la population mondiale disposait du 86% du PNB mondial, et le cinquième le plus pauvre seulement du 1%. Le rapport entre les plus riches et les plus pauvres du monde était donc devenu de 86 : 1 (9).

Parmi les pays où les différences entre riches et pauvres ont beaucoup augmentées il faut signaler les Etats-Unis, où en 1975 le revenu moyen d'un dirigeant de haut niveau était de 326.000 dollars par an et celui d'un ouvrier ou d'un employé était de 8.000 dollars par an, tandis qu'à la moitié des années 1990 le revenu moyen du premier était arrivé à 3.700.000 dollars par an et celui des ouvriers était augmenté, mais seulement jusqu'à 20.000 dollars. La différence entre ces deux niveaux sociaux était donc passée d'un rapport de 41 à 1 à la proportion de 187 à 1 (10).

A côté de l'augmentation de ces inégalités, on enregistre dans toutes les sociétés riches la réviviscence de formes d'inégalité qui avaient disparu au cours du XX siècle. On redécouvre ainsi de formes de pauvreté absolue qu'on ne croyait pas pouvoir rencontrer en Occident (11). Selon Gallino: "des classes sociales qu'on considérait désormais propres seulement des sociétés du Sud du monde sont à nouveau en train de se développer dans les sociétés du Nord" (12). C'est par exemple le cas: des travailleurs mineurs de 15 ans qui - d'après Gallino seraient au moins 5 millions dans le pays de l'Union européenne (13) - des travailleurs en position d'irrégularité, des chômeurs de longue durée ou sans revenu et des vieux personnes sans revenu.

C'est pour ces raisons qu'une partie de la sociologie a défini les sociétés occidentales contemporaines comme sociétés "partagées en deux" (14), ou encore sociétés "des deux tiers" (15) ou, enfin, sociétés du "trente, trente, quarante" (16). Il s'agit de sociétés où, comme l'a écrit Bauman, les "pauvres" ne sont plus utiles, car à l'augmentation de la production correspond un fort redimensionnement de la quantité de force travail qui est nécessaire pour produire. La mondialisation permet aux entreprises, grâce à la délocalisation des activités productives et aux migrations, un renouvellement permanent de la main d'œuvre, surtout dans les secteurs à bas niveau de technologie. Cela permet de ne pas tenir compte des revendications des travailleurs.

Le travail salarié est la base même de l'Etat social qui est financé par le pourcentage de richesse que l'Etat prélève du revenu de chaque citoyen. L'Etat social correspond donc au modèle social dit de la «société du travail». Les entreprises qui agissent au niveau global peuvent contourner le système d'impôts imposé par les Etats nationaux.

La naissance du Welfare State a été conventionnellement reconduite à l'an 1942, quand en Grande Bretagne fut approuvé le projet de loi dans lequel la notion de "Welfare" était formalisée pour la première fois. Il s'agissait d'un projet d'inspiration libérale, basé sur la conviction que la liberté présuppose la sécurité économique et sociale (cette conviction fut explicitée par T. H. Marshall dans son livre classique de 1948 sur la citoyenneté: Citizenship and Social Class). Selon cette idée la démocratie libérale est un système qui se fonde sur la limitation du conflit social par l'exercice des droits.

Le déclin du Welfare State soulève donc un fondamental problème théorique et politique, même pour les défenseurs du modèle libéral. Avec l'affaiblissement de l'Etat social s'affaiblit en même temps la démocratie fondée sur le travail qui s'était formée au cours du XIX siècle et qui avait trouvé sa réalisation définitive dans le modèle de l'Etat social qui fut construit en Europe (et aux Etats-Unis) après la Seconde guerre mondiale. Ce modèle étatique a été pour 50 ans une garantie pour l'exercice des droits civils, politiques et sociaux, et il a été un instrument fondamental de médiation des conflits sociaux. Le déclin de ce modèle étatique détermine donc la nécessité d'élaborer une nouvelle structure qui, en corrigeant les défauts du Welfare State traditionnel et en l'adaptant aux exigences contemporaines, puisse accomplir la fonction de garantie et de médiation et fournir aux citoyen la sécurité économique et sociale qui est une pré-condition de l'exercice des droits.

L'idéologie néolibérale tend au contraire à considérer l'Etat social comme une structure obsolète qui doit être radicalement réformée, sur la base de la conviction que les règles du marché peuvent se substituer aux règles juridiques et aux directives politiques et que dans les sociétés gouvernées par le libre marché les conflits sociaux peuvent être réglés par le recours à l'instrument contractuel.

En ce sens peuvent être interprétées les théories libérales de l'Etat minimal, qui se basent sur une idée des sociétés néolibérales comme de sociétés sans classes, composées par une majorité de citoyens-consommateurs et par une minorité de sujets qui n'ont pas accès aux biens de marché. Cette minorité est toutefois selon cette perspective tellement exiguë qu'on peut la marginaliser sans risques.

Cette conception sociale paraît excessivement optimiste. La précarisation des travailleurs déstabilise les sociétés occidentales en déterminant une radicalisation des différences sociales. La mondialisation tend à augmenter la classe sociale des marginalisés et donc à faire surgir de nouveaux conflits.

En parallèle avec l'accroissement des inégalités sociales se diffuse dans les sociétés occidentales contemporaines un sentiment d'insécurité. Ainsi ces sociétés, polarisées entre riches et pauvres, dans lesquelles l'Etat n'assure plus la réglementation des conflits sociaux, se présentent comme des sociétés traversées par la peur et l'insécurité.

Dans ce cadre l'étranger, le migrant qui vient chercher du travail, est souvent perçu comme la figure même de l'instabilité collective et devient très facilement le bouc émissaire de politiques protectionnistes mirant à rassurer les citoyens.

2. Le contrôle des migrations et le marché européen du travail (17)

Dans l'opinion publique européenne on trouve l'idée que l'immigré soit tenu à rassurer les nationaux et à se montrer disponible à renoncer à ses droits, afin de s'intégrer (18). En Italie, par exemple, beaucoup d'employeurs d'immigrés considèrent comme un affront le fait que l'étranger prétende de s'inscrire à un syndicat et parfois même d'être régularisé. Une conception analogue, bien qu'il puisse paraître paradoxal, est présente dans beaucoup de lois européennes en matière d'immigration, surtout en ce qui concerne la délivrance et le renouvellement de la carte de séjour. La carte de séjour est conçue comme une sorte de prix délivré à l'étranger qui non seulement a pu se mettre dans une position de régularité vis à vis de la loi, mais qui a aussi eu la ténacité de faire face aux corvées bureaucratiques que la loi lui demande. La gestion administrative des régularisations est très discriminatoire: d'un côté on demande aux immigrés de déchiffrer la signification de normes compliquées et contradictoires et de dépenser aussi de l'argent, de l'autre, à cause du caractère discrétionnaire des procédures, la gestion administrative des régularisations détermine une sélection de la population immigrée sur la base de critères qui n'ont rien à voir avec la garantie des droits subjectifs des migrants.

Dans les dernières années, qui coïncident avec le développement de la mondialisation, les politiques d'immigration des pays européens on renforcé la répression de la migration clandestine, en réaffirmant le principe de la souveraineté nationale et le droit de l'Etat à décider à sa discrétion si un étranger peut entrer et séjourner sur son territoire. La mondialisation des capitaux et des marchandises ne s'est donc pas réalisée en ce qui concerne la circulation des personnes.

Dans beaucoup de pays européens on a au contraire enregistré un durcissement des critères donnant lieu à l'asile. Les demandeurs d'asile sont aujourd'hui considérés avant tout comme des immigrés essayant de contourner les normes sur l'immigration économique. Ce changement de statut est très clair dans la loi britannique, The Nationality, Immigration and Asylum Act 2002, qui a réduit les mesures d'aide économique aux demandeurs d'asile. Dans la même direction est allée la loi adoptée en France le 26.11.2003 (loi 1119/2003) qui a durci une normative déjà très restrictive en la matière.

Les politiques concernant l'immigration pour raisons de travail sont évidemment encore plus répressives. Les parlements et les gouvernements nationaux ont adopté une approche très restrictive à l'égard de l'immigration pour raisons de travail, tout en affirmant que les pays européens ont une forte exigence de main d'œuvre immigrée dans plusieurs secteurs industriels et dans le domaine des services.

Dans presque tous le pays européens on a crée une étroite subordination des politiques migratoires aux exigences du marché de travail interne. Dans ce cadre a émergée la tendance à considérer l'existence d'une sorte de droit de sélection des immigrés. Les pays européens ont ainsi promu une vision du phénomène migratoire qui considère l'étranger comme un ennemi potentiel ou comme une ressource économique au service de la société d'accueil.

Le migrant est une "non-personne" (19): il est une ressource économique qui doit être liée au pays d'accueil par un "contrat de séjour" (c'est l'expression de la loi italienne sur l'immigration). Ce contrat doit faire en sorte que l'immigré reste sur le territoire national juste le temps nécessaire à exécuter son obligation de travail au nom de laquelle son voyage peut être autorisé.

Les politiques qui professent cette orientation ont démontré d'avoir un seul effet important: l'accroissement du nombre des immigrés irréguliers. La clandestinité est le résultat, et de la réduction des possibilités d'entrer régulièrement, et de la complexité des mécanismes qui permettent d'obtenir et de garder la carte de séjour.

La discipline italienne sur l'immigration qui est entrée en vigueur en 2002 est un exemple de cette ligne politique et normative, mais les lois adoptées dans les autres pays de l'Union européenne vont dans la même direction. La loi italienne rend très discrétionnaire la délivrance de visa e rend très difficile d'obtenir une carte de séjour pour raisons de travail, en en subordonnant la délivrance à la condition que l'employeur dispose d'un logement pour le travailleur étranger et qu'il s'engage à lui payer le voyage de retour. Cette loi a rendu difficile le renouvellement des cartes de séjour, a limité les catégories qui peuvent demander le séjour pour raisons familiales, a porté à 6 ans le terme après lequel l'étranger résident en Italie peut demander la carte de séjour à temps indéterminé, a favorisé les expulsions en créant de nouvelles procédures, a considéré l'expulsion comme une mesure alternative à la détention pour certaines catégories de migrants qui ont été condamné en Italie, a prévu l'enregistrement des empreintes digitales de ceux qui demandent la carte de séjour, etc.

Analogiquement, la loi approuvée en France en 2003 prévoit la réduction de la validité de la carte de séjour ordinaire à 1 an, l'augmentation de 3 à 5 ans de la période de résidence régulière qui doit être passée avant de pouvoir demander la carte de résident, l'autorisation administrative dans le cas de mariages entre français et étrangers, etc. Cette normative a été durcie davantage en 2006.

Dans la même direction vont les lois adoptées au Royaume Uni à partir de 2002. Toutes ces lois ont tendance à précariser la condition des étrangers et à transformer des moyens d'intégration, tels que la carte de séjour, en de prix délivrés au nom d'une intégration déjà accomplie. A la base de ces normatives on retrouve une conception précise des migrants comme ressources économiques dont les pays européens ont besoin et, en même temps, l'idée que le migrant doit être conçu comme le porteur de cette ressource et non pas comme un individu titulaire de droits.

Le discours européen sur l'immigration fait continuellement référence à l'exigence de limiter l'immigration, en évoquant une marée humaine qui des pays pauvres serait prête à se renverser sur nos rives. Ce qui est difficile à croire est que les pays européens pensent vraiment d'avoir mis en place un système efficace de limitation du phénomène migratoire, en ne permettant pas aux travailleurs étrangers de vivre dans de conditions de régularité. L'Union européenne semble dépourvue d'une stratégie de long période à l'égard de migrations. Les choix politiques de ces dernières années semblent dictées par l'urgence et par l'exigence de flatter une opinion publique traversée par des sentiments d'insécurité.

Les migrations sont liées aux processus de mondialisation et d'intégration qui se produisent au niveau mondial. Selon Saskia Sassen: les mouvements de population durent un certain temps - normalement une vingtaine d'années - avant de se tarir (20). Contrairement à ce que suggère la vision mécanique de la migration qui a été adoptée par la plupart de politiques européennes, les mouvements de population dépendent toujours de logiques spécifiques, liées à la proximité géographique entre le pays d'origine et le pays d'accueil, aux liens existants entre les deux pays, aux histoires personnelles des migrants ou aux histoires des communautés nationales. Si on prêtait attention à ces dynamiques, il serait possible de prédisposer de solutions d'accueil des migrants dignes de pays civilisés.

Il est frappant que les Etats européens ne soient pas capables de donner vie à une réflexion plus complexe sur le phénomène migratoire, qu'ils ne soient pas capables de prêter attention aux conséquences que ce phénomène produit, non seulement dans les sociétés européennes, mais aussi dans les pays d'émigration. Entre la fin de 1800 et la Seconde Guerre mondiale les conditions de vie dans les pays européens se rapprochèrent des conditions de vie en Amérique, non seulement parce que les mouvements des marchandises et d'argent se faisaient plus aisément, mais aussi parce que de dizaines de millions d'européens pauvres avaient émigré en Amérique. Emigration signifie donc aussi passage d'importantes ressources économiques de pays d'immigration aux pays d'origine, grâce aux versements que les migrants font à leurs familles (21).

L'impression qu'on a quand on analyse les tendances des politiques migratoires des pays européens est donc que ces pays se cachent derrière un sens commun qui approuve les choix restrictifs en matière d'immigration, mais qu'en réalité ils aient décidé sciemment d'ignorer une perspective géopolitique plus complexe. Les politiques migratoires européennes se vouent à l'organisation des 'fluxes migratoires' d'une force-travail qu'on ne doit pas intégrer dans le tissu social des pays d'accueil (qui deviennent donc désormais seulement des 'pays de travail'). On pourrait à la limite supposer qu'il se soit formé une orientation politique qui vise à l'organisation de la clandestinité par la précarisation des travailleurs étrangers. Dans ce cadre, il est probable que le lien établi par les médias auprès de l'opinion publique entre immigration et concurrence sur le marché du travail et entre immigration et désordre social (et même entre immigration et criminalité) trouve une vérification dans la réalité sociale: si on adopte des politiques qui favorisent la clandestinité on abandonne de milliers de personnes au travail «informel» et même au «travail criminel».

Les clandestins sont très utiles à un marché flexible et déréglé, car ils n'ont droit à aucune garantie. Les politiques d'immigration contemporaines ont construit un profil du migrant régulier très proche de celui du clandestin. Le travailleur immigré voit son permis de séjour lié étroitement à son contrat de travail et il est donc très faible face aux prétentions de son employeur. Cette utilité de la clandestinité et de la précarité migrantes est facilement remarquable quand on analyse le travail saisonnier dans l'Union européenne, particulièrement dans l'agriculture. Pour les saisonniers la procédure de délivrance des permis de séjour est simplifiée. Ce pourtant, comme les études de l'Union européenne l'ont montré (22), les entrepreneurs agricoles européens préfèrent employer les clandestins. Selon Nicholas Bell, qui a réalisé pour le Forum civique européen une recherche sur le travail des migrants dans le secteur agricole (23):

Partout ou presque, en Europe on fait recours à une vaste gamme de ressources humaines composées par les quatre catégories suivantes: citoyens du pays, régulier, qui font beaucoup de travail extraordinaire peu ou pas payé; chômeurs ou travailleurs du pays employés au noir; immigré régulier dont l'horaire de travail dépasse les limites imposés par les lois; et enfin les clandestins. (24)

La recherche d'Orseu - Office Européen de conseil, recherche et formation en Relations Sociales - a mis en évidence un recours très large au travail au noir dans le secteur agricole. Cette main d'œuvre est employée à la journée, parfois même pour un certain nombre d'heures.

En Italie et en Espagne, spécialement, ces pratiques suivent les anciennes organisations du "caporalisme" et les lois de la criminalité organisée. Des dynamiques semblables peuvent être saisies dans d'autres secteurs tels que les emploies domestiques ou le bâtiment. En général, les travaux peu qualifiés assurés par les migrants sont très fatigants et demandent donc un très haut turn over. La clandestinité est donc la condition idéale pour réaliser la flexibilité nécessaire.

Le caractère critique des politiques d'immigrations européennes contemporaines pourrait donc être interprété non pas comme le résultat d'une incapacité de gouverner le phénomène, mais comme le choix d'une politique basée sur l'urgence et la tolérance d'un certain degré de désordre social. Il est d'ailleurs certain que l'approche répressive en matière de migration ne concerne pas seulement le contrôle des 'fluxes migratoires', mais investit l'expérience migratoire dans sa totalité. Cette approche aboutit à un double processus de sélection des migrants: d'un côté peuvent entrer les étrangers ayant un capital social, culturel et économique qui leur permet de se soustraire au sort qui touche la plupart des immigrés, de l'autre entrent les migrants qui préfèrent courir des risques et même commettre des crimes plutôt que rester chez eux. Cette sélection opère et à l'entrée, et une fois que les migrants sont arrivés sur le territoire d'accueil. Car beaucoup de réguliers se trouvent à vivre dans de conditions tellement insupportables qu'ils préfèrent passer au travail au noir et parfois même au travail criminel qui semble garantir un revenu plus élevé. Il arrive ainsi que les stéréotypes racistes des européens soient d'une certaine manière confirmés par la réalité.

Pour conclure, les changements sociaux en cours paraissent caractériser une époque de mondialisation. Il s'agit de phénomènes qui provoquent de fortes crises des systèmes sociaux et politiques des sociétés européennes et qui pourtant pourraient être réglés différemment. On peut dire, avec Ulrich Beck ou avec Zygmunt Bauman, que ces dynamiques causent un changement d'époque et qu'elles nous conduisent dans la seconde modernité ou dans la postmodernité. Le déclin de l'Etat social et les grandes migrations sont en effet des phénomènes aptes à modifier le système moderne de fonctionnement des institutions politiques et sociales et même la perception que les individus ont de leur existence et de leur identité. Toutefois accepter ces interprétations ne nous doit pas conduire à considérer les instruments forgés dans la première modernité par le libéralisme et la démocratie sociale, tels que l'Etat social, et un statut de l'étranger basé sur le respect des droits individuels, comme des instruments désuets qu'on ne peut plus utiliser. Sans doute, ils doivent être modernisés, mais il paraît difficile de pouvoir s'en passer.


Notes

1. Ce texte est partiellement tiré d'une leçon que j'ai donnée en mai 2005 au Master de droit e des sciences politiques de l'Université de Tunis El Manar. Une partie de ce texte a été publiée en italien dans L. Re, "La trasformazione delle politiche di controllo sociale nell'era della globalizzazione", Dei delitti e delle pene, 1-2-3 (2001), pp. 141-162.

2. S. Sassen, Fuori controllo? Lo Stato e la nuova geografia del potere, dans D. D'Andrea, E. Pulcini (a cura di), Filosofie della globalizzazione, Pisa, Ets, 2002.

3. Z. Bauman, Inside Globalization. The Human Consequences, Cambridge, Oxford, Polity Press, Blackwell, 1998.

4. D. Zolo, Globalizzazione. Una mappa dei problemi, Laterza, Roma-Bari 2006².

5. D. Garland,The Culture of Control, Oxford, Oxford University Press, 2001.

6. Ivi, p. 92.

7. Z. Bauman, op. cit.

8. L. Gallino, Globalizzazione e disuguaglianze, Roma- Bari, Laterza, 2000.

9. Ivi, p. 71.

10. Ibid.

11. C'est en particulier le cas des mineurs: deux millions de mineurs vivent au dessous du niveau de pauvreté aux Etats-Unis. Ibid.

12. Ibid.

13. Il faut remarquer que cette donnée ne comprend pas les nouveaux membres entrés dans l'UE à partir de 2004, qui sont parmi les Etats les plus pauvres de l'Union.

14. Cfr. P. Glotz, Manifest für eine neue europäische Linke, Berlin, Wolf Jobst Siedler, 1985.

15. Cfr. M. Piore, C. Sabel, The Second Industrial Divide, New York, Basic Books, 1984.

16. Cfr. W. Hutton, The State We're In, London, Jonathan Cape, 1995. L'expression indique une société composée par: un 30% de population indigente - les chômeurs chroniques - un 30% de population qui vit dans l'incertitude économique et sociale - les travailleurs part-time ou temporaires - et un 40% de privilégiés qui ont un travail fixe.

17. Une partie de ce texte a été publiée en italien dans L. Re, L'Europa Color Blind: il carcere razzista, dans Th. Casadei, L. Re (a cura di), Differenza razziale, discriminazione e razzismo nelle società multiculturali, vol. 2, Discriminazione e controllo sociale, Reggio Emilia, Diabasis, 2007.

18. Cfr. A. Sayad, La double absence, Paris, Editions du Seuil, 1999.

19. Cfr. A. Dal Lago, Non-persone. L'esclusione dei migranti nella società globale, Milano, Feltrinelli,1999.

20. S. Sassen, art. cit.

21. Cfr. M. Livi Bacci, "Perché nessuno al mondo può fermare l'emigrazione", La Repubblica, 14 novembre 2002.

22. Je me réfère par exemple à l'étude sur Le travail au noir dans l'agriculture, réalisé par Orseu en 1997 avec le soutien de la Commission européenne.

23. La recherche s'intitule Le goût amer de nos fruits et légumes, Limans, Forum civique européen, 2001.

24. N. Bell, "L'Europa organizza la clandestinità", Le monde diplomatique/ Il manifesto, 4 (2003), p. 6.