2011

Dans le monde arabe, rien ne sera plus comme avant
Entretien avec Yadh Ben Achour (*)

Yadh Ben Achour, Orsetta Giolo, Lucia Re

Jura Gentium: Professeur Ben Achour comment est la situation en Tunisie à l'heure actuelle?

Yadh Ben Achour: La situation est tendue. L'ordre n'est pas encore rétabli. Le gouvernement provisoire ne maîtrise pas la situation. Une certaine anarchie règne dans le pays. La révolution est en danger.

JG: A quel point la révolution du jasmin a-t-elle étonné les tunisiens ? Est-ce qu'il était prévisible que les événements se précipitent aussi rapidement pour contraindre Ben Ali à la fuite?

YBA: Le 13 janvier, personne ne pouvait se douter que Ben Ali partirait le lendemain. Tout le monde a été surpris par l'évènement. Le dictateur disposait de toutes les ressources de l'État, de l'administration, du parti au pouvoir, de la milice du parti, de la police officielle et des polices parallèles, de l'armée dont il était le commandant suprême. Il se trouvait seul dans un désert politique. Qui aurait pu imaginer, avec toute la puissance dont il disposait, que le soulèvement du peuple l'obligerait à partir ?

JG: Avec la révolution du jasmin l'opinion publique occidentale a découvert la vivacité de la société civile tunisienne et observe avec grand intérêt l'activisme de la société civile arabe et musulmane. Souvent les occidentaux ignorent le fait qu'au cours de ces vingt dernières années un nombre considérable de citoyennes s'est impliqué plus ou moins clandestinement, en risquant souvent leur vie, afin d'apporter leur contribution à la construction d'une alternative démocratique. En observant les événements en Tunisie, on a l'impression que la société tunisienne est arrivée « préparée » à ce changement de régime, avec des leaders et des programmes capables de guider les phases de renouvellement des institutions politiques. Est-ce que c'est réellement le cas?

YBA: Malgré la force de la dictature, sa violence et son arrogance, de nombreuses forces d'opposition ont réussi d'une manière légale ou autrement à tenir debout. Certains partis, comme le PDP (Parti démocrate progressiste) ou le parti Ettajdid, ont travaillé dans un cadre légal, puisqu'ils ont été reconnus officiellement. Malgré cela, ils ont été harcelés en permanence pour les motifs les plus futiles et les plus mensongers. Ils ont réussi, malgré les difficultés financières et le harcèlement, à édicter des organes de presse qui constituaient les seuls médias crédibles. Mais il faut évoquer surtout l'œuvre admirable de certaines organisations non-gouvernementales, comme la Ligue des droits de l'homme ou encore l'association tunisienne des femmes démocrates. La confrontation de la Ligue avec le pouvoir politique relève quasiment du roman policier avec ces faux procès, la surveillance permanente, l'interdiction des réunions, la fermeture du siège et des sections de la Ligue. Des personnalités comme Sihem Ben Sedrine ou Moncef Marzouki ont également joué un rôle de premier plan dans le maintien d'une opposition ouverte contre le régime. Mais l'ensemble de ses forces, malgré le courage et la ténacité, ne pouvait contrebalancer le poids et la force de la dictature. Ils ont maintenu un climat d'opposition sans pouvoir remettre en cause la tyrannie. Il a fallu le coup de massue du peuple pour obliger le dictateur à fuir. Pendant qu'il exerçait le pouvoir, comme au cours de sa fuite et après sa fuite, le dictateur était animé que par une seule logique: celle du mercantilisme et de la trahison.

JG: La Tunisie est reconnue comme étant un pays « laïc ». Le processus de laïcisation (des institutions, du droit, de l'espace public) a commencé au siècle passé et a subi une forte accélération au lendemain de l'indépendance grâce à Habib Bourghiba. D'après vous à quel point l'identité laïque de la Tunisie a-t-elle contribué à l'avènement de la révolution du jasmin et jusqu'à quel point saura-t-elle fonctionner comme garantie du processus de transition vers la démocratie.

YBA: Il est vrai que, pendant la révolution, les slogans islamistes n'ont jamais été entendus ou vus. Le geste sacrificiel du jeune Bouazizi qui a été à l'origine de toute cette révolution n'a rien d'islamique. Il contredit d'une manière directe tout le système de la charia. Malgré la prise de position du mufti de la république condamnant, au nom de la charia, le geste suicidaire, le peuple a suivi massivement l'enterrement du jeune disparu et ce dernier est devenu le héros est le symbole de la révolution. Ni la religion, ni la charia, n'ont eu leur mot à dire dans ce processus révolutionnaire. Il ne faudrait cependant pas croire que cette Tunisie laïque dont vous parlez se trouve à l'abri du fondamentalisme. Les vieux démons de notre esprit civique sont toujours là épreuve de nouveaux émerger sur la scène politique. Cependant, le parti islamiste le mieux structuré, la « Nahdha », affirme qu'il respectera les principes de la révolution, c'est-à-dire les principes démocratiques : le pluralisme politique et le multipartisme, l'alternance au pouvoir, l'État de droit, la protection des libertés et des droits humains, la liberté de pensée de conscience et de religion. Si tel est vraiment le cas, et si dans l'action concrète la « Nahdha » respecte les idéaux démocratiques, alors cet islamisme jouera le même rôle que la démocratie chrétienne dans un pays comme l'Italie. Wait and see...

JG: Ces jours les protestations continuent en Egypte contre le président Moubarak. La révolution du jasmin a-t-elle, selon vous, donné naissance à une révolte populaire qui touchera tout le Maghreb?

YBA: Dans l'ensemble du monde arabe, rien ne sera plus comme avant janvier 2011. L'importance de l'événement tunisien, c'est tout d'abord l'intériorisation de l'idée démocratique. Plus personne ne pourra nous raconter que la démocratie et des droits de l'homme constituent une invention occidentale qui ne correspond pas à la culture des peuples arabes ou musulmans. L'homme est né pour être démocrate. Cela fait parti de sa constitution psychique fondamentale. Ensuite, le peuple tunisien vient de nous démontrer que la volonté populaire peuvent venir à bout des Léviathan les plus monstrueux. Cela ne peut pas rester sans conséquence sur l'ensemble de l'ère culturelle arabe. Ce sont là deux acquis irréversibles. Même si, par malheur, cette révolution finit dans l'anarchie, dans la contre-révolution ou dans une nouvelle dictature, la graine est semée et portera fatalement ses fruits.

JG: Certains ont écrit que la révolution du jasmin est comparable à la révolution française, d'autres ont soutenu qu'elle représente la première vraie révolution dans le monde arabe. Celle-ci aurait permis de réveiller « l'orgueil arabe » dans la population du Maghreb et du Moyen-Orient, épuisée par des décennies de dictature. Quelle est votre opinion là-dessus?

YBA: L'histoire ne se répète jamais deux fois de la même manière. La révolution française avait son contexte historique et social. Le contexte tunisien est différent. Je ne sais pas exactement ce qu'est l'orgueil arabe. Tout ce que je peux vous dire, c'est que les tunisiens pourront désormais circuler dans le monde la tête haute et la fierté dans le coeur pour une raison très simple: notre petite Tunisie vient de rejoindre le convoi des grandes nations qui ont construit l'histoire moderne et la politique moderne, et qui n'ont cessé de rappeler au monde entier, contre toutes les formes de violence d'oppression et d'ignorance, si présentes dans notre humanité, que l'esprit de justice et « la logique de l'indignation » sont en perpétuel développement, malgré l'accablante lenteur de ce développement.

JG: Vous êtes actuellement le Président de la Commission supérieure de réforme politique en Tunisie. Quelles sont les tâches de cette commission?

YBA: La tâche de cette commission consiste essentiellement à démanteler l'arsenal juridique qui a permis à la dictature de gouverner par la loi. La constitution tunisienne, les grandes lois qui encadrent la vie politique ont été taillées sur mesure pour favoriser la tyrannie. Aujourd'hui, il faut détruire ces lois scélérates, cette constitution perverse. Il faut rebâtir notre droit et le mettre au service d'une démocratie réelle et d'un État de droit qui ne soit pas, comme il l'a été précédemment, un État du mensonge.

JG: Comment jugez-vous le comportement des gouvernements européens?

YBA: Ils n'ont rien vu venir. Ils étaient aveuglés par la force inouïe de l'ancien régime. Les positions des autorités françaises par exemple ont déçu le peuple tunisien. Et notre ministre des affaires étrangères qui a été pourtant un homme de l'opposition et qui a une grande expérience diplomatique a provoqué un tollé pour avoir semblé justifier la position d'un ministre français. Le gouvernement français est une chose le peuple français en est une autre. L'amitié que nous cherchons n'est pas celle du gouvernement français mais du peuple français. Quant aux autorités italiennes, leur complicité avec l'ancien régime est établie. Mais, encore une fois, ce qui nous intéresse c'est la relation entre peuple et peuple. Les gouvernements passent les peuples ne meurent jamais.

JG: Beaucoup de commentateurs politiques occidentaux craignent l'entrée des islamistes au sein des gouvernements maghrébins. Vous avez ouvert aux membres du parti islamiste Nahdha la participation à la commission supérieure de réforme politique. Ne craignez-vous pas une montée de l'intégrisme islamique aussi en Tunisie?

YBA: Les partis politiques ne sont pas représentés au sein de la commission. La commission est totalement indépendante. Elle procédera à la consultation la plus générale. Elle soumettra l'ensemble de ses projets à toutes les composantes de la société civile et de la société politique. Tout son travail sera guidé et dirigé par cette consultation nationale. Si par intégrisme vous entendez le rétablissement de la charia, en particulier dans le domaine du droit familial et du droit pénal, je ne crois pas que la Tunisie soit sous la menace d'une telle perspective. Je vous l'ai dit précédemment: la Nahdha qui a subi une répression féroce s'est engagée à respecter les principes de l'État de droit et a affirmé à plusieurs reprises qu'elle n'entendait nullement rétablir en Tunisie le droit familial ou pénal islamique.

JG: Vous êtes un juriste important, un fin intellectuel, vous connaissez les traditions philosophiques et politiques aussi bien occidentales que arabo-musulmanes. Dans vos cours universitaires et vos textes, vous citez fréquemment Montesquieu, Rousseau, Dante, Machiavel, aux côtés de ibn Rushd, Mohamed Abduh, Khéreddine, Mahmud Taha. Quelle est votre interprétation, au niveau philosophico-politique, des événements qui se déroulent dans tout le nord de l'Afrique?

YBA: Cette page est trop longue à écrire. Je ne peux dans les limites de cet entretien répondre à une question aussi difficile. Très simplement, cependant, je peux vous dire ceci: la révolution tunisienne participe à l'universalisation de plus en plus poussée de l'idée de justice et des principes démocratiques. Vous verrez que dans mon prochain livre qui s'intitule: « La deuxième Fatiha. L'islam et la pensée des droits de l'homme » et qui sera bientôt publié aux PUF, j'ai un chapitre, chapitre premier, qui s'intitule : « L'esprit de justice et la logique de l'indignation ». Dans ce chapitre, je parle des porteurs de « l'esprit de justice », c'est-à-dire les philosophes, les prophètes, les artistes, les révoltés, dressés, dans l'ensemble du monde, contre la malfaisance, la discrimination et les atteintes à la liberté. La révolution tunisienne est une expression, parmi tant d'autres, du développement de « l'esprit de justice », à travers le monde. L'histoire politique du monde entier se dirige vers un but final qui ne sera atteint qu'à travers les siècles, voire même les millénaires, l'établissement universel de l'esprit de justice. La révolution tunisienne s'inscrit dans la « logique de l'indignation ». Cette logique de l'indignation a parcouru l'histoire de l'univers depuis que l'homme y est installé. Elle va, à pas extrêmement lent, vers la construction du paradis terrestre par l'homme lui-même, grâce à la généralisation universelle des droits de l'homme et de l'idée démocratique.

JG: Beaucoup ont souligné que la révolution du jasmin est née d'un événement ayant comme protagoniste un jeune diplômé au chômage. Les jeunes ont manifesté à Tunis comme ils sont en train de manifester au Caire en ce moment. Dans quelle mesure la situation de précarité et d'incertitude que les jeunes vivent dans beaucoup de pays méditerranéens – y compris l'Italie - peut-elle influencer les processus de mutation en cours? Comment voyez-vous les jeunes arabes d'aujourd'hui?

YBA: La révolution tunisienne du 14 janvier, contrairement à ce qui a été souvent affirmé, n'a pas pour cause uniquement des soucis économiques et sociaux. Elle est, fondamentalement, une révolution politique. Le geste de Bouazizi n'a pas été animé exclusivement par les soucis matériels. C'est une protestation contre l'exclusion, le défaut d'écoute, l'indifférence des autorités, la rupture entre l'État et la société, en un mot c'est une protestation contre l'oppression politique. Il est vrai que la parité des conditions de vie joue un rôle de la plus haute importance. Mais la jeunesse arabe demande aujourd'hui une consécration de la citoyenneté avec toutes ses composantes: la participation, le pluralisme, le respect des libertés fondamentales. Les jeunes Tunisiens qui ont participé en masse à cette évolution sont les enfants de la culture mondialisée, de la libre communication par Internet, Facebook, blogs etc. La jeunesse n'accepte plus ce statut de sujets passifs soumis aux ordres d'un chef inconditionné avec des pouvoirs illimités. La jeunesse arabe veut passer du statut de sujet au statut de citoyen.

JG: Quel développement imaginez-vous pour la Tunisie ces prochains temps et pour le Maghreb? Quelles sont les conséquences qu'aura la tentation démocratique qui agite le monde arabe?

YBA: La Tunisie traverse actuellement une zone de turbulences et de dangers. Que de révolutions ont été suivies de périodes d'anarchie puis de retour à la dictature. Personne ne peut prévoir aujourd'hui ce que sera le lendemain tunisien. Nous ne pouvons qu'émettre des espérances et agir pour leur réalisation. Mon espérance personnelle, c'est que la Tunisie aille le plus rapidement possible un régime politique démocratique et constitutionnel, et vers un régime social de justice économique et de répartition équitable des richesses nationales. Pour cela, il faudra du temps.

Article de Yadh Ben Achour dans Jura Gentium

Entretiens et articles de Yadh Ben Achour online


*. Ancien Doyen de la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de l'Université de Tunis, Yadh Ben Achour a été nommé, le 15 janvier 2011, Président de la Commission Supérieure de la Réforme Politique. Il est auteur de plusieurs ouvrages publiés dans le monde arabe et en Europe: Politique, religion et droit dans le monde arabe, Cérès Productions-CERP, Tunis 1992 (trad. it. La tentazione democratica. Politica, religione e diritto nel mondo arabo, Ombrecorte, Verona 2010); Le rôle des civilisations dans les relations internationales, Bruylant, Bruxelles, 2003; Aux fondements de l'orthodoxie sunnite, Puf, Paris 2008.